Maryse QUASHIE et Roger Ekoué FOLIKOUE

27 avril, jour férié au Togo qui fête son indépendance, comme tous les 55 pays membres de l’Union Africaine le font à des dates précises. De la même façon, tous les 154 pays composant l’ONU célèbrent aussi leur accession à la souveraineté dans la mesure où, en Afrique, la fête de l’indépendance est aussi la fête de la souveraineté.

De fait, l’État souverain, c’est l’État indépendant et tous les pays tiennent à ce principe qui a inspiré bien des combats dans l’histoire et qui continue d’être le support de luttes qualifiées, à ce titre, de souverainistes. Le contenu du principe de la souveraineté renverrait à « un pouvoir ultime, sans principe antérieur qui pourrait le nuancer, l’amender ou le surveiller.

L’idée de souveraineté évoque volontiers le ‘‘per quem omnia facta sunt’’ (ce par quoi tout a été fait) que le Credo des chrétiens définit comme attribut divin. » (Bertrand BADIE in Un monde sans souveraineté). C’est à cette idée que renvoie de façon inconsciente la revendication de l’indépendance et depuis Jean BODIN, le principe de la souveraineté est posé comme ce qui définit un État moderne, c’est-à-dire son essence. Ainsi un pays indépendant et souverain serait un pays qui ne dépend de personne et surtout pas d’un autre État. L’indépendance est donc ainsi un concept fondateur de la modernité et également un concept mobilisateur pour de nombreuses revendications et luttes.

Mais si on regarde le monde tel qu’il est actuellement, l’idée d’un pays souverain que rien ne nuance, ne limite ou ne surveille est-elle justifiée et justifiable ? L’indépendance totale serait-elle alors une fiction ? Comment la comprendre ?

Depuis le 24 février 2022, on parle à juste titre de l’invasion de l’Ukraine par la Russie comme d’une violation de la souveraineté de l’État ukrainien car cette agression est l’expression de la volonté du plus fort sur le faible et, peut être assimilée, comme l’ont fait beaucoup d’observateurs, au plan juridique, à un cas de non-respect du droit international par la Russie. Cependant, il faut le reconnaître, sous cet angle la Russie n’est pas le premier pays à violer ce droit, elle n’est pas le seul pays qui bafoue les droits des autres pays. Ce qui pose problème au-delà d’une simple lecture juridique des faits, c’est la logique même qui sous-tend les relations : une logique de suffisance, conduisant à une logique de domination.

En fait, au niveau du sujet humain, s’affirmer autonome et auto-suffisant est certes nécessaire mais cela ne peut pas occulter l’aspect de dépendance vis-à-vis de l’autre, car l’autre est un élément constitutif de l’être limité que je suis et que nous sommes tous.

Du coup, s’appuyer sur quelque chose qui nous rend puissants dans tel ou tel domaine pour nier sa dépendance vis-à-vis de l’autre, c’est oublier la finitude qui est notre loi existentielle et de tout ce que nous créons ou inventons. La Fontaine nous a fait savoir qu’on a toujours besoin d’un plus petit que soi et Paul Ricœur de renchérir en affirmant que « l’autre est le plus court chemin pour aller à soi ». Le soi qui cherche à être autonome, indépendant ne se constitue en effet que dans une interdépendance. Ce qui signifie que l’interdépendance, qui est une forme de dépendance, ne constitue pas un obstacle à notre autonomie. La recherche de l’indépendance passe ainsi, de façon paradoxale, par le chemin de l’interdépendance.

Pour en revenir aux États, le cas de la guerre en Ukraine nous invite à l’analyse de cette réalité pour l’instauration d’un nouvel ordre mondial dont le chemin ne peut plus être celui de la puissance (militaire, économique, scientifique, technologique culturelle etc.) comme seul et unique critère de l’affirmation de notre indépendance. L’Europe qui s’affirme souvent comme le continent de la puissance et de l’indépendance (continent auto-suffisant) a expérimenté sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. L’Allemagne la première puissance économique européenne dépend, cependant, du gaz russe par exemple. On peut aller chercher à s’approvisionner ailleurs (Algérie, Sénégal par exemple) et punir la Russie, cela ne supprime pas pour autant et en aucun cas la dépendance vis-à-vis de l’autre considéré comme petit avant la crise ukrainienne. L’Europe, toute puissante qu’elle puisse paraître, ne peut pas nier sa dépendance des matières premières du continent africain. Ce n’est pas le fait de ne pas le dire qui est le plus important mais les réalités sont là surtout si on regarde la politique française comme européenne en Afrique. Même la fameuse politique de l’aide au développement ne supprimera jamais cette réalité de la dépendance de l’Europe. Les pays africains ne sont donc pas les seuls pays qui dépendent de l’Europe et des autres mais ces derniers eux aussi sont, sous tel ou tel angle, des pays et continents qui dépendent des pays africains. Même les États-Unis, avec leur idée de puissance première et mondiale, dépendent non seulement de la Chine et de l’Europe mais aussi du continent africain.

Dès lors si ce ne sont pas que les pays africains qui ont besoin des pays occidentaux et si eux aussi ont besoin de nous, une loi à double visage se dévoile comme la structure de ce que chaque individu est et de ce qu’est chaque État : un être de besoins (à cause de la finitude-manque qui nous constitue) et un être dont on a besoin (à cause de la singularité de chacun et de chaque État qui est une richesse pour les autres).

Sous ce rapport, l’Afrique ne doit plus apparaître comme un continent de besoins mais elle est aussi un continent dont on a besoin, et, par conséquent, elle doit être au rendez-vous pour offrir aux autres ce qu’elle a de singulier. On retrouve cela au plan économique sous la réalité de l’importation et de l’exportation. On peut aussi retrouver cette logique sous la nécessité de l’excellence qui pousse chaque pays à proposer, par ses recherches et sa créativité, des produits sur le marché mondial. Au niveau international, l’interdépendance est une nécessité et nul ne saurait faire autrement malgré sa puissance.

Au niveau national, spécifiquement pour nous, les Africains, qui utilisons souvent le mot indépendance pour exprimer notre désir de sortir des situations d’aliénation, s’il est indispensable de lutter contre toute forme de soumission et de domination, ne devons-nous pourtant pas faire attention à ne pas tomber dans le piège d’une indépendance qui serait un repli sur soi, le rejet de l’autre ?

A l’intérieur de nos pays comment vivons-nous alors cette interdépendance entre les ethnies, les partis politiques, les différentes organisations de la société civile, les confessions religieuses ? L’interdépendance, qui est la loi de notre être, ne devrait-elle pas nous pousser au respect de la vie et des droits des autres pour construire des nations fortes ? La célébration de la fête de l’indépendance ne doit-elle pas nous questionner sur notre manière d’être avec les autres et le mode de gouvernance ?

Si l’interdépendance est saisie comme notre mode d’exister et de vivre, les conceptions du pouvoir, de la gouvernance, du respect des droits, du bien commun pourront devenir des lieux du dé-voilement du miracle africain. N’est-ce pas un projet mobilisateur pour notre temps, notre pays et notre continent ?

citeauquotidien@gmail.com

Lomé, le 29 Avril 2022

Par Maryse QUASHIE et Roger Ekoué FOLIKOUE

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