Depuis qu’il s’est retiré de la tête de la Convention Démocratique des Peuples Africains (CDPA), il y a 5 ans, le Professeur Léopold Messan Gnininvi s’est abstenu d’intervenir dans le débat politique. Mais il vient de rompre le silence face à la crise qui secoue le Togo depuis plusieurs semaines et propose des pistes de solution, des « fondamentaux » pour sortir de l’impasse.
 
Liberté : Bonjour Professeur, le Togo vit depuis quelques mois une situation de crise sans précédent dans son histoire. Quelle lecture faites-vous des événements actuels en tant qu’ancien responsable des COD1 ET 2 ?
 
Prof. Gnininvi : Je vous remercie de l’occasion que vous me donnez de parler de notre pays. Comme vous l’avez remarqué, je me suis retiré de la vie politique active, car la relève est bien assurée, alternance bien ordonnée commence par soi-même. Je ne suis nullement indifférent à ce qui se passe dans notre pays. Je continue de recevoir beaucoup d’amis et camarades avec lesquels nous échangeons sur le Togo, sur les pays voisins et sur le reste de l’Afrique. Dois-je vous rappeler l’engagement panafricaniste du parti que je dirigeais il n’y a pas si longtemps ?
 
Vous avez dit que « le Togo vit depuis quelques mois une situation de crise sans précédent dans son histoire ». Cela mérite une petite mise au point. La crise actuelle n’est que le prolongement des crises précédentes. Le Togo est en crise depuis des décennies. La crise actuelle a pris une tournure qui a sans doute surpris les autorités. Au Togo, l’on a cherché à s’opposer à l’aspiration de l’ensemble des populations à la démocratie. Nous sommes désormais l’exception dans notre sous région. Tous les citoyens togolais, du Nord comme du Sud, de l’Est comme de l’Ouest, souffrent de ce déficit démocratique et de ses corollaires, la misère et la corruption.
 
Maintenant je reviens à votre question. La crise actuelle, loin d’être un épiphénomène, traduit une exaspération profonde des Togolais. C’est une crise qui, parce qu’elle a été contrariée ou minimisée, se propage maintenant comme une métastase. Depuis 1990, nous n’avons pas su concrétiser le désir de démocratie exprimé par nos concitoyens. Ceux qui se sont portés au-devant de la lutte, ont mal géré cette demande populaire et se sont lancés dans des querelles intestines qui ont fini par tuer le mouvement et remis en selle les autorités d’alors. C’est une faute collective que nous assumons tous et qui devrait servir de leçon aux acteurs politiques présents.
 
Des querelles d’égo ont pris le pas sur des initiatives courageuses qui auraient dû aider à mettre en place un régime démocratique à la place du système monolithique, hérité du parti unique, parti-Etat RPT. Ceux qui ont de la mémoire doivent encore se rappeler cette boutade « démocratie d’abord, multipartisme ensuite ». A l’époque, il s’agissait pour nous de trouver un consensus autour de règles démocratiques saines et acceptées par tous et de mettre ensemble en place les institutions conséquentes de régulation avant d’ouvrir la compétition pour la conquête du pouvoir. C’est une affaire de méthode. Je suis rassuré de voir que l’orientation actuelle donnée à la lutte démocratique revient à ces fondamentaux. Fort heureusement !
 
Professeur, selon vous, que faut-il faire pour sortir de cette crise que vous dites en phase de métastase ?
 
Faire preuve de volonté et mettre les ego sous le boisseau. Il faut absolument que chacun des acteurs s’attache à privilégier les intérêts du pays. Cela passe par l’acceptation de règles démocratiques désormais universelles, à commencer par l’alternance au pouvoir. L’alternance politique est surtout une affaire d’hygiène politique. Elle permet en effet d’ouvrir les fenêtres afin de laisser circuler de l’air frais dans la maison, un air renouvelé. Il s’agit d’accepter que prenne fin une mentalité de parti-Etat qui perdure, avec son cortège de privilèges souvent indus. Cela passe par la restauration des institutions dans leurs attributions premières. Cela fera entrer notre pays en REPUBLIQUE.
 
Il nous faut une véritable cour constitutionnelle dont les membres n’auront d’autre finalité que les attributions d’une cour constitutionnelle : est-ce conforme à la Constitution ? Il nous faut une CENI dont les membres n’auront d’autre finalité que les attributions d’une CENI : veiller à ce que le choix réel du citoyen soit connu. Il faut pour notre pays une armée nationale et républicaine, dont les membres n’auront d’autre finalité que les attributions d’une armée nationale : la protection des concitoyens. Sans ces fondamentaux qui rassurent les Togolais, je ne vois pas d’issue à la crise. Nos compatriotes pensent à tort ou à raison que leurs difficultés quotidiennes sont le résultat de la captation du pouvoir par une clientèle. Il faut leur apporter la preuve contraire. Il faut sortir le Togo de son état d’exception.
 
Que pensez-vous des appels au dialogue lancés par les partenaires du Togo ?
 
Il ne s’agit pas en soi d’une mauvaise chose. Je comprends et salue les initiatives des bonnes volontés : président Obasanjo, président Rawlings, les évêques togolais, les présidents des Etats voisins, Paris et Washington …Ces appels au dialogue remettent sur le tapis les accords passés. Quelles leçons doit-on tirer de l’expérience de plus d’une vingtaine de dialogues sans résultats et sans démocratie ? Certains partenaires, à force d’avoir proposé plusieurs solutions sans lendemain, ne savent plus comment s’y prendre : initiatives individuelles ou concertées ? Coercitives ou simplement morales ?
 
Les Togolais, qui ont longtemps cru que l’implication des partenaires dans les négociations et dans les accords était une garantie de la bonne mise en œuvre de ces accords, ont perdu confiance et sont devenus des Saints Thomas. Ils veulent voir avant de croire. Et ils ont raison. Ils dénoncent la captation à perpétuité du pouvoir par une minorité. Là aussi, ils ont raison !
 
Comment s’y prendre ?
 
« Lourde est la tête qui porte la couronne », disait Shakespeare dans le roi Henri IV. Il y a quelqu’un à la tête de notre pays. Il lui revient la responsabilité d’envoyer à l’ensemble de la population togolaise, pas seulement aux casernes, des signaux forts quant à sa volonté de participer à la sortie de crise. La constitution lui donne des responsabilités énormes dans le maintien de la paix sociale sur le territoire.
Il lui revient sans tarder d’arrêter l’hémorragie et les douleurs :

  • Faire cesser les actes de violences et ordonner la libération des manifestants ainsi que de tous les prisonniers d’opinion ;
  • Décréter la fin de l’état de siège dans les préfectures de Sokodé, Bafilo et Mango ;
  • Arrêter le processus référendaire en cours ;
  • Et dire : « Togolais, mes chers compatriotes, je vous ai entendus et compris ».

 
Tout cela doit se faire dans un esprit citoyen et fraternel. Les Togolais sont avant tout des frères. Toute autre voie serait inutilement sanglante. Cette crise était prévisible et se répétera sans cesse, en l’absence de traitement, car les mêmes causes …
 
Après cela, le traitement de fond pourra être engagé :

  • Réparation, réconciliation, amnistie …
  • Restauration de la Constitution
  • Restauration des institutions
  • Élections générales, etc.

Je suis tenté de dire en guise de conclusion qu’il y a une vie après le pouvoir. Je présente ma sympathie à tous les civils et militaires qui sont inutilement tombés ces jours-ci, leurs parents avaient déjà lourdement payé cette facture de la démocratisation.
 
Merci Professeur.
 
C’est moi qui vous remercie.
 
Interview réalisée par A.J.
 
Source : Liberté No.2556 du 13 novembre 2017
 

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