Togo – Jean-Pierre Fabre : « Ça suffit. Cela doit changer ! »


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ENTRETIEN. Leader de l’opposition, Jean-Pierre Fabre symbolise la contestation, aujourd’hui dans la rue, de cinquante ans de régime des Gnassingbé.
Propos recueillis par Viviane Forson

 
 
Bien sûr que ce n’est pas la première fois que l’opposition négocie le retour à la Constitution de 1992. Non cela fait même plus de onze ans. Jean-Pierre Fabre, 65 ans, chef de file de l’opposition à la tête de l’Alliance nationale pour le changement (ANC) en sait quelque chose. Il était à la table des négociations aux côtés de son mentor Gilchrist Olympio (ce dernier a rejoint en 2010 le camp présidentiel, NDLR) représentant l’Union des forces pour le changement. C’était le 20 août 2006 exactement lors de la signature de l’Accord politique global (APG) sous la houlette de l’ancien président burkinabè, Blaise Compaoré. Cet accord devait mettre fin à la crise politique et sociale née de l’accession de Faure Gnassingbé à la tête du pays, en avril 2005 après le décès de son père, le général Eyadéma, le 5 février de la même année. Les signataires, dont le chef de l’État, Faure Gnassingbé se sont engagés à mener des réformes politiques dans le but « de consolider la démocratie, la réconciliation nationale et la paix sociale. » Qu’il s’agisse de la limitation du mandat, du mode de scrutin, de la question du contentieux autour du Code électoral. Mais, depuis, c’est le statu quo. Pouvoir et opposition se renvoient chacun la responsabilité de cet échec. Il a fallu attendre juin 2016, pour que le chef de l’État se prononce sur ces questions. « Nous avons une réforme politique qui est programmée. L’interrogation qui est la mienne aujourd’hui, c’est de savoir si on peut appliquer la même règle à tous les pays ou pas. Mon souhait en tant qu’Africain, c’est que ce débat soit mené par nos intellectuels, nos universitaires, qu’ils puissent nous donner des pistes de réflexion. » Les conclusions ont bien été délivrées à Faure Gnassingbé, mais depuis un jeu du chat et de la souris s’est installé entre, d’un côté, le pouvoir qui cherche des raisons de ne pas aller au bout de cet engagement et, de l’autre, l’opposition divisée sur la manière de faire entendre sa voix.
 
Mais, depuis le 3 août pour l’ANC et le 19 août pour le Parti national panafricain, de Tikpi Atchadam, le vent a tourné, les gens sont descendus en masse manifester dans la capitale Lomé et plusieurs villes du centre et nord du pays. Après les raz de marée des 6 et 7 septembre, l’opposition a retrouvé un nouveau souffle. Le climat de défiance armée-populations qui semblait disparu a recouvert de sa vigueur. Le gouvernement a finalement décidé d’organiser une session parlementaire en vue d’étudier le projet de loi sur des réformes de la Constitution. L’opposition rejette le texte, car celui-ci ne comprend pas la phrase « en aucun cas, nul ne peut faire plus de deux mandats ». Car sans la mention de cette phrase, le compteur serait remis à zéro pour le président Gnassingbé. Qui pourrait du coup se maintenir au pouvoir pendant encore dix ans. Les opposants exigent un retour à la Constitution de 1992. Un texte originel qui prévoyait une limitation à deux mandats présidentiels, un scrutin à deux tours et le vote de la diaspora.
 
Vendredi, 15 septembre aucun des 48 amendements souhaités par l’opposition parlementaire n’a été favorablement reçu par les commissaires du gouvernement et les députés du parti Unir au pouvoir. Les députés de l’opposition ont alors claqué la porte de l’hémicycle. À la manœuvre, Jean-Pierre Fabre revigoré comme jamais. L’opposant de longue date au régime des Gnassingbé s’est confié au Point Afrique sur ses réelles motivations à se jeter de nouveau dans un bras de fer avec le pouvoir.
 
Le Point Afrique : Qu’attendez-vous réellement du pouvoir en place aujourd’hui ?
 
Jean-Pierre Fabre : C’est très simple. Aujourd’hui, les populations togolaises, lassées des turpitudes et des manœuvres dilatoires orchestrées par le pouvoir RPT/Unir en vue de se soustraire à la mise en œuvre des réformes politiques attendues depuis 2006, soit plus de onze ans, ont décidé de prendre souverainement leur destin en main. Elles exigent le retour pur et simple à la Constitution originelle adoptée à plus de 95 % par le référendum du 14 septembre 1992. Ce retour signifie que le chef de l’État actuel, qui a déjà accompli plus de deux mandats, doit en tirer les conséquences et partir. Nous demandons donc à Faure Gnassingbé d’accéder aux revendications légitimes des populations togolaises qui exigent son départ. Plus de cinquante ans d’une dictature de père en fils, ça suffit.
 
Qu’on comprenne bien : vous demandez le départ du président Faure Gnassingbé ou bien vous souhaitez un retour à la Constitution de 1992 ?
 
Nous sommes en présence de la même revendication exprimée de deux manières différentes. Le retour à la Constitution de 1992 a pour conséquence immédiate le départ du chef de l’État.
 
En quoi ces deux exigences sont-elles liées ? Et pourquoi une telle urgence ?
 
Je viens de vous démontrer que ces deux exigences sont non seulement liées, mais elles sont identiques. Il est naturellement urgent de tourner la page cauchemardesque des années Gnassingbé dont l’actuel chef de l’État reconnaît lui-même qu’elle permet à une minorité « d’accaparer les richesses nationales. »
 
Sur le plan de la légalité et sur le fond, croyez-vous vraiment à un départ du président Gnassingbé réélu pour un troisième mandat jusqu’en mars 2020 ?
 
Comment pouvez-vous parler de légalité, alors que le monde entier sait que M. Faure Gnassingbé s’est installé et se maintient au pouvoir par la violence et la fraude électorale ? Et qu’il n’a jamais remporté la moindre élection ? Permettez-moi de faire quelques rappels :
 
– Présidentielle de 2005 : massacre de populations, 500 morts selon le rapport de la mission d’établissement des faits de l’ONU, présidée par Doudou Dienne.
 
– Présidentielle de 2010 : confiscation des procès-verbaux du candidat Jean-Pierre Fabre par la gendarmerie.
 
– Présidentielle de 2015 : proclamation de la victoire de Faure Gnassingbé alors que seuls les procès-verbaux de 14 Celi (Commissions électorales locales indépendantes, NDLR) sur 42 ont été dépouillés. La mission d’expertise électorale de l’UE conclut dans son rapport publié après l’élection que les résultats proclamés n’ont aucune base légale. Alors !
 
Mais c’est un éternel recommencement, vous le savez bien… depuis 2005. Croyez-vous que cette stratégie de la pression par la rue soit la bonne ? Que ferez-vous si, finalement, elle n’aboutit pas ?
 
Comme l’écrit Nelson Mandela dans son essai autobiographique Un long chemin vers la liberté, c’est l’adversaire qui détermine la nature de la lutte. Avec Faure Gnassingbé, comme avec son père, nous avons tout essayé. Il a multiplié les manœuvres dilatoires pour se soustraire à ses engagements. Faut-il le laisser faire ? Bien sûr que non. Adossé à une majorité mécanique RPT/Unir à l’Assemblée nationale et soutenu par quelques éléments de l’armée, Faure Gnassingbé croit détenir les moyens de se maintenir indéfiniment au pouvoir. Aujourd’hui, le peuple est debout et manifeste son rejet du régime en place. Le peuple togolais n’a pas d’autre choix que de s’exprimer dans la rue, massivement mobilisé par les forces démocratiques, dans une démarche unitaire. Nous entendons maintenir et amplifier cette mobilisation jusqu’à l’aboutissement des revendications des populations.
 
Et que répondez-vous à ceux qui accusent les opposants de ne pas être capables de gagner des élections, ce qui vous empêcherait d’imposer cette alternance démocratique tant rêvée, en opposition au discours du régime qui consiste à affirmer qu’il lègue aux futures générations un pays en paix ?
 
Je viens de vous dire que Faure Gnassingbé n’a jamais remporté la moindre élection. Quel sort et quel pays en paix ce régime lègue-t-il aux futures générations lorsque, après un règne de plus de cinquante ans, la dynastie Gnassingbé laisse une jeunesse en détresse dans un Togo en lambeaux ?
 
La main tendue du gouvernement vous semble-t-elle sincère ? Et pourquoi ne pas laisser le temps au pouvoir de prouver sa bonne foi ?
 
Il est difficile de parler de bonne foi et de sincérité du pouvoir RPT/Unir après plus de onze années de fuite en avant et de dilatoire, ponctuées de légèreté et de mépris de la classe politique et des populations togolaises depuis la signature de l’Accord politique global en août 2006 ? Où voyez-vous la main tendue du pouvoir en place ? Dans le projet de loi de révision constitutionnelle du gouvernement, la mention « En aucun cas nul ne peut faire plus de deux mandats », qui figure dans l’article 59 de la Constitution originelle de 1992, n’est pas réintroduite comme l’exigent les populations, indiquant par là que Faure Gnassingbé entend se maintenir au pouvoir malgré l’exigence de son départ par le peuple.
 
Quel est le sens de votre démarche au sein de l’opposition, aujourd’hui et maintenant ?
 
Je l’ai dit tout à l’heure, nous sommes engagés dans un mouvement des forces démocratiques constitué pour faire aboutir, dans une démarche d’action unitaire, les aspirations du peuple togolais. Un peuple meurtri qui exige le retour à la Constitution originelle de 1992 et le départ de Faure Gnassingbé qui a accompli, à ce jour, plus de deux mandats présidentiels.
 
Cette dynamique mérite d’être renforcée et consolidée chaque jour. À cet égard, je me félicite de la contribution de tous, partis politiques, organisations de la société civile, personnalités indépendantes et compatriotes de la diaspora.
 
En quoi vos attentes d’aujourd’hui vous semblent-elles plus réalisables que par le passé ?
 
Il faut dire que, contrairement au passé, nous avons intensifié le travail de terrain en amont. Nous avons systématisé les actions de sensibilisation, d’information, de formation, d’explication et de mobilisation auprès des populations, à travers nos nombreuses tournées dans les quartiers de Lomé, dans toutes les préfectures du pays et à l’étranger, auprès de nos compatriotes de la diaspora. Tout cela a contribué à l’ampleur de la mobilisation populaire que nous connaissons et augure de la bonne fin de notre démarche.
 
Qu’est-ce qui a changé en dix ans au Togo et qui fait que l’opposition semble plus unie face au pouvoir ?
 
Le caractère patent de l’échec du régime RPT/Unir, la désespérance des populations, la détresse de la jeunesse ont dépassé toutes les limites en une dizaine d’années et entraîné un ras-le-bol sans précédent, y compris dans la diaspora. Ce qui affermit la détermination des populations togolaises dans leurs revendications. Dans ces conditions, l’opposition n’a d’autre choix que de s’organiser de la manière la plus efficace, pour faire aboutir ces revendications.
 
Qu’est-ce qui vous a manqué il y a quatre ou cinq ans pour mettre la pression par la rue ?
 
Il y a quatre ou cinq ans, beaucoup ne voyaient plus la force ou la pertinence des manifestations de rue, somme toute, une expression démocratique et un droit constitutionnel. Même ceux d’en face y ont recours, évidemment pour des objectifs plus obscurs. Bref, pour dire qu’aujourd’hui, beaucoup nous ont rejoints dans la mise en œuvre de la stratégie de la mobilisation populaire et donc à la pression de la rue.
 
Que voyez-vous en Tikpi Atchadam ? Avez-vous confiance en lui ? Que représente-t-il pour l’opposition et pour le pays ?
 
Je connais Tikpi Atchadam depuis le début des années 1990. Il fait partie des leaders politiques de l’opposition avec qui nous partageons la même fermeté, la même détermination et la même persévérance dans notre lutte commune contre l’oppression. Sa région d’origine est une donnée importante dans la mobilisation des populations, notamment celles de la partie septentrionale du pays. Quant à la confiance, c’est une affaire de toutes les parties prenantes à la lutte. Nous nous devons de faire confiance les uns aux autres pour maintenir fermement les objectifs que nous nous sommes assignés à travers notre démarche unitaire de lutte.
 
Comment expliquez-vous que le pays en soit arrivé à une telle situation d’urgence démocratique ?
 
Bonne question. Elle me permet de vous dire que c’est l’incurie absolue du régime RPT/Unir qui a conduit le pays à cette situation et l’y maintient. Un régime rétrograde, anachronique et réfractaire à tout changement. Rappelez-vous dans les années 1990, l’Union européenne et la plupart des bailleurs de fonds et partenaires du Togo avaient diagnostiqué un « déficit démocratique » qui a valu à notre pays plusieurs années de sanctions économiques et politiques. Aujourd’hui, notre pays en est encore à rechercher ses marques en matière de démocratie, d’État de droit, de bonne gouvernance et de respect des droits et libertés des citoyens. Cinquante ans de dictature du clan Gnassingbé, c’est pire qu’une condamnation à perpétuité. Le Togo et le peuple togolais ne méritent pas un sort aussi funeste. Ça suffit. Cela doit changer !
 
source : Le Point Afrique
 

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