Si les autorités doutent encore de l’état de la corruption au sein de la justice togolaise, l’affaire ici dénommée « Gakli Franck » permettra à chacun d’être définitivement convaincu. Le 6 juin dernier, nous révélions un dossier sur la saisie de 352 kilos de cannabis dans lequel un citoyen ghanéen a été interpellé gratuitement et déposé à la prison civile de Lomé sans jugement depuis décembre 2013 alors qu’il s’était rendu lui-même au commissariat du 9ème arrondissement de Sagbado pour déclarer la disparition de son véhicule.
Nous venons d’apprendre que dans la détresse dans laquelle se trouvait déjà sa famille, un juge et un avocat ont respectivement extorqué 700.000F et 800.000 FCFA à celle-ci, sans jamais effectuer le travail pour lequel ces sommes ont été encaissées. Le juge vient de rendre sa part.
La justice togolaise est mathématiquement corrompue. Des juges et des avocats surfent sur la détresse de prévenus avides de retrouver leur liberté pour les déplumer sans vergogne. Dans notre parution N°2208 du 6 juin 2016, nous écrivions : « Saisie de 352 kilogrammes de cannabis/ Le Parquet réclame 10 millions de FCFA à un prévenu ghanéen déposé sans jugement depuis décembre 2013: ni le prévenu, ni le juge d’instruction n’ont vu l’objet du délit ». Avant de rapporter les derniers développements de cette histoire dans laquelle un citoyen, fût-il ghanéen, est privé de liberté, il est utile de rappeler les faits dans leur globalité, histoire de remettre dans le bain ceux qui auraient manqué le premier épisode en juin dernier. Nous avions écrit :
« Selon l’inculpé qui est Ghanéen d’origine, il a l’habitude de faire réparer sa voiture auprès d’un garagiste et parce qu’il ne pouvait pas voyager avec à cause d’une panne, il l’avait ramenée au garagiste. Mais celui-ci, après l’avoir réparée, s’en serait servi pour son usage personnel, et c’est certainement lui et un autre qui seraient au volant lorsque l’arrestation devrait avoir lieu. Du fait que le garagiste était devenu inaccessible, Gakli Franck s’était déplacé pour voir l’état de son véhicule qui était invisible dans le garage, de même que le réparateur. Cette situation l’a décidé à alerter la brigade qui l’a redirigé vers le commissariat de Sagbado. Et pour ceux qui connaissent le peu d’empressement dont font montre des policiers pour de simples déclarations de perte, ceux-ci auraient fait attendre M. Gakli Franck et son accompagnateur des heures durant, sans donner l’impression de s’occuper de leur cas.
Le Procureur de la République a-t-il tenu compte des éléments produits par l’inculpé ? Les policiers ont-ils été fidèles dans la rédaction du procès-verbal ? L’inculpé a-t-il bénéficié de l’assistance d’un avocat ? M. Gakli Franck oserait-il se mettre à la recherche de son véhicule à la brigade puis au commissariat s’il était véritablement celui qui était au volant au moment de l’arraisonnement du véhicule ? Autant d’interrogations qui jettent d’énormes soupçons sur la suite de la procédure. Il n’est pas inutile de relever que ni le juge d’instruction, ni l’inculpé lui-même n’ont pas vu la cargaison de 352 kilos de cannabis qu’on dit avoir découvert dans le véhicule. Curieux ! Ainsi, le 16 janvier 2014, un réquisitoire introductif a été dressé par le parquet pour confirmer les « soupçons » des enquêteurs qui trouvent que Gakli Franck serait la personne au volant au moment des faits, sans tenir compte du fait que c’est lui-même qui s’était présenté au commissariat, ni que le garagiste est porté disparu depuis. Drôle d’enquêtes à la togolaise.
Le prévenu a sollicité une liberté provisoire, en attendant l’audience, étant entendu qu’au Togo, on sait quand et comment on peut être déposé à la prison, mais jamais quand et comment précipiter l’audience de jugement. C’est ainsi que M. Gakli Franck a sollicité une libération provisoire. Le Parquet a répondu favorablement, mais en fixant la caution à…10 millions de FCFA pour sa représentation! Cette somme correspond-elle au crime ? Dans un arrêt rendu par la Chambre d’accusation le 17 juin 2015, cette caution est divisée par deux ».
Suite à la parution de cet article, des langues se sont déliées et on en sait un peu plus sur la réalité du procès-verbal tronqué produit par les OPJ du commissariat de Sagbado.
Selon des indiscrétions, lorsque Gakli Franck s’était présenté au poste de police de Sagbado ce jour de décembre 2013 pour déclarer la perte de son véhicule, les policiers avaient pensé qu’étant d’origine ghanéenne, il ne comprendrait pas le français, et dans leurs échanges, ils se disaient que, puisqu’ils n’avaient pas réussi à attraper le conducteur qui ne serait autre que le garagiste, l’occasion leur permettait de mettre la main sur celui-ci (Gakli Franck) et de le faire passer pour celui qui était au volant au moment de l’arrestation. Aussi les OPJ ont-ils produit un procès-verbal suffisamment biaisé pour noyer un citoyen ghanéen dont le crime était d’avoir fait confiance à la police pour retrouver sa voiture disparue ! Et depuis, ce citoyen ghanéen croupit dans les geôles togolaises. Mais dans sa détresse en prison en attendant un hypothétique procès, Gakli Franck a reçu par deux fois la visite du juge Yakoubou Adam Abodji en 2014, aujourd’hui juge du 6ème cabinet d’instruction, anciennement juge du 7ème. De sources proches de la famille, ce magistrat a convaincu la famille d’intercéder auprès de son collègue du 1er cabinet d’instruction pour faire libérer le prévenu et a pris 700.000 FCFA pour les procédures. Mais il a été, comme dans les films joués par Chuck Noris, « porté disparu ».
Jusqu’à la parution du 6 juin dernier, ce juge avait disparu des écrans radars. Après des détours dont nous vous faisons grâce et qui ont conduit celui-ci devant le procureur de la République près le Tribunal de première instance de Lomé, il vient de rembourser le 11 juillet dernier les 700.000 FCFA indûment encaissés. Seulement, il n’est pas le seul à avoir abusé du désarroi de cette famille.
En effet, après la décision de la chambre d’accusation le 17 juin 2015 de ramener la caution de 10 à 5 millions –ce qui demeure une incongruité au vu du corps du délit non présenté tant au prévenu qu’au juge du premier cabinet-, l’avocat Christophe K. Bissari a été approché par des membres de la famille pour aider le prévenu à recouvrer sa liberté, vu que pour des raisons difficilement compréhensibles, on ne veut pas porter l’affaire à l’audience. Ainsi, le 18 janvier 2016, une première tranche de 300.000 FCFA a été remise à l’avocat, complétée le 29 janvier 2016 par une seconde de 500.000 FCFA, respectivement libellées comme « provision procédure d’instruction 1er cabinet » et « complément de provision sur frais de procédure ». En tout, 800.000 FCFA encaissés par Me Christophe K. Bissari pour prendre la défense du prévenu et intercéder auprès du « juge en charge de l’affaire », celui du premier cabinet d’instruction en somme. Mais déjà à la troisième rencontre, il était devenu « difficile » aux parents du prévenu de rencontrer cet avocat qui avait présenté des dents de kaolin pour amadouer la famille. C’est ainsi que depuis janvier jusqu’à ce jour, l’homme n’a rien entamé comme procédure et, le comble, il n’a jamais rencontré le prévenu ; ni utilisé le deuxième versement conformément à l’objectif.
C’est dans cet abandon de son client qu’informés, nous avons été obligé de prendre contact avec lui pour en savoir davantage sur le dossier. C’était le mercredi 13 juillet à 8h28 que nous l’avons eu au téléphone. Notre déception a été grande, car nous nous sommes rendu compte qu’il n’a fait que relater toute la procédure qui a conduit à la décision de la chambre d’accusation. Or cette procédure s’était déroulée avant qu’il ne soit mis sur l’affaire, et nous l’avons déjà relatée. Conclusion, l’avocat Christophe K. Bissari a encaissé 800.000 FCFA, mais n’a rien fait pour faire avancer le dossier. A la question de savoir s’il a pu au moins rencontrer ne serait-ce qu’une fois le prévenu, sa réponse a été sans appel : « Mon ami, vous n’allez pas m’enseigner mon métier, c’est compris ? ». Les ancêtres qui ont créé le métier d’avocat doivent se retourner dans leur tombe. Si maîtriser son métier d’avocat devrait se limiter à l’art d’extorquer des fonds aux familles en désarroi sans se mouiller, l’avocature a alors des jours sombres devant elle.
Dans le cas du juge Yakoubou Adam Abodji, qui ne serait pas à son premier coup tordu selon des victimes qui auraient été aussi abusées, tout comme dans celui de l’avocat Bissari, la hiérarchie est interpellée. Le bâtonnier Me Rustico Lawson-Banku, le président de la Cour d’appel Olivier Sronvie et le juge Akakpovi Gamatho, président du Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) se doivent de réagir.
Pour le Bâtonnier, rappelons que lors de la rentrée solennelle du barreau du Togo en octobre 2015, il avait dit, parlant de la défense : « C’est aussi le droit effectif du citoyen à être assisté dès les premières heures de la garde à vue. Malgré nos faibles moyens, nous avons créé un Bureau pénal dont le rôle est de servir de sentinelle pour éviter les incarcérations abusives et déjouer le malin plaisir de la police judiciaire qui consiste à déférer au parquet les individus en fin de garde à vue à quelques minutes seulement de la fermeture des bureaux, ce qui a pour conséquence de ne pas mettre le magistrat du parquet à même de pouvoir lire le procès-verbal avant d’envoyer l’intéressé en prison en attendant de l’entendre le lendemain ou le surlendemain pour découvrir à la fin que ce dernier ne méritait pas ce sort ». Une vérité qui devrait remettre sur le tapis le procès-verbal approximatif rédigé par les officiers de police judiciaire au moment de la déposition au commissariat de Sagbado.
Pour le Président de la Cour d’appel, c’est aussi lors de cette rentrée solennelle du barreau qu’il rappelait à ses collègues : « Vous ne pourrez réussir cette noble mission et mériter la confiance des populations qu’en vous nourrissant avant tout de valeurs éthiques et morales, qui ne sont pas essentiellement l’apanage de bien d’acteurs de justice ». Le président Olivier Sronvie ne croyait pas si bien dire.
Enfin, le président du CSM félicitait l’ancien Inspecteur Pius Agbetomey et son adjoint Bialou Alpha-Adini pour leur « rude combat en faveur de l’assainissement du corps des magistrats », c’était lors du lancement de la 5ème mandature de cette institution. Apparemment, les derniers actes des hommes en toge confirment que « le ver est toujours dans le fruit ». Le juge du 1er cabinet d’instruction qui, selon les informations, ne serait pas d’accord avec la tournure prise par cette affaire, se doit aussi de faire son rapport afin que le droit prime sur toute autre forme de rapacité. Parce que selon un magistrat du parquet ayant requis l’anonymat, il faut remettre en question le procès-verbal produit par les OPJ et écouter ceux-ci s’il le faut. Ensuite aller au-delà de la décision de la chambre d’accusation et instruire l’affaire pour la faire passer en audience et écouter publiquement le prévenu qui croupit là où il est abandonné depuis décembre 2013.
Les assises de 2016 sont en phase finale, mais aussi bizarre que cela puisse paraître, on n’a pas jugé important de faire passer Gakli Franck aux assises pour des faits qui datent de décembre 2013. Qui a peur que la vérité se découvre ? En attendant, le prévenu d’origine ghanéenne croupit à la prison civile pour des faits dont la véracité reste à prouver. Lors de la rentrée judiciaire de la Cour d’appel, des avocats se sont plaints de la manière dont les aveux sont extorqués aux prévenus et apposés sur les procès-verbaux.
La justice est aussi un reflet de la gouvernance dans un pays. Lorsque des citoyens peuvent être emprisonnés alors qu’ils vont vers les OPJ pour que ceux-ci les aident à retrouver des biens perdus, comment des investisseurs étrangers peuvent-ils se fier à cette justice et injecter des fonds dans des activités ? Le président de la Cour d’appel et l’actuel ministre de la Justice croient fermement en un avenir plus glorieux de cette justice. C’est justement en prenant des mesures correctives face à certaines décisions que la confiance se créera. Mais en attendant, chaque jour qui passe en rajoute à l’injustice faite à ce citoyen ghanéen nommé Gakli Franck. Ainsi vont le Togo et certains de ses « justiciers de pacotille ».
Source : [18/07/2016] Abbé Faria, Liberté No. 2236