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TRIBUNE. L’écrivain togolais soulève l’épineuse question de la légalité et du droit alors que pouvoir et opposition sont à couteaux tirés.
Par Sami Tchak

 
Le 8 septembre, lorsque je m’exprimais pour la première fois sur ma page Facebook au sujet de la situation politique au Togo, après la grande manifestation organisée, dans tout le pays, par la coalition de l’opposition, je n’avais pas caché mes craintes que les exigences de plus en plus radicales d’une partie importante du peuple mobilisé par la coalition de l’opposition, surtout les exigences quant au départ immédiat du président Faure Gnassingbé du pouvoir qu’il exerce depuis déjà douze ans après les trente-huit ans de son père, je n’avais pas caché mes craintes que ces exigences ne débouchent sur une déception.
 
Rapports de force
 
Je sais bien que le pouvoir des Gnassingbé repose depuis cinq décennies sur la constante manipulation grossière à la fois de la légalité et de la légitimité. Mais, surtout, il se tient grâce à des éléments assez objectifs qui lui garantissent pour le moment la position favorable dans les rapports de force avec les oppositions, éléments assez objectifs dont l’unité de l’armée derrière lui comme garant de sa stabilité. Aucun opposant ne l’ignore : ce n’est ni de légalité ni de légitimité qu’il s’agit, mais purement de force. En d’autres termes, il ne suffit pas de rappeler que l’actuel président, Faure Gnassingbé, a usurpé le pouvoir depuis la mort de son père en devenant, contre la Constitution, le président intérimaire, rôle qu’aurait dû jouer le président de l’Assemblée nationale que lui n’était pas, qu’il n’a jamais été (le président de l’Assemblée avait été envoyé à l’étranger, puis empêché par la fermeture des frontières à l’annonce officielle du décès du président Eyadema Gnassingbé de rentrer au Togo, pour que la Constitution fût grossièrement manipulée à une seule fin : que le fils, soutenu par l’armée, monte sur le trône devenu vaquant à cause de la mort de son père), ni que les élections qui lui ont permis de conserver ce pouvoir jusqu’à présent ont toujours été entachées d’évidentes irrégularités. On n’a donc pas besoin de longs discours pour cerner ces choses-là, assez courantes dans toutes les satrapies.
 
Les options en jeu
 
Mais, quand on conteste ce genre de pouvoir, on sait d’emblée qu’il ne suffit pas d’avoir raison, qu’il ne suffit pas de bénéficier d’un soutien populaire. Encore faut-il disposer des moyens adéquats pour contourner ou neutraliser la force sur laquelle il repose. L’une des options, dans ce cas, c’est le coup d’État. Il ne s’est pas produit au Togo, du moins jamais avec succès sous le règne des Gnassingbé père et fils installés à la tête du pays, eux, grâce à un coup d’État militaire. L’autre option, puisque l’on ne peut placer ses espoirs dans des urnes sous contrôle, ce sont les mouvements populaires. C’est ce qui, depuis le 19 août, se passe au Togo. Mais, objectivement, quelle serait l’efficacité de tels mouvements dans les rapports de force actuels plutôt favorables au pouvoir ? Quelle en serait objectivement l’efficacité si une partie de l’armée ne se désolidarisait pas du pouvoir pour se transformer en artisan d’un autre avenir pour ce pays ?
 
Ces questions m’avaient fait penser que l’idéal serait qu’il y ait des négociations et peut-être même une transition avec un rééquilibrage du pouvoir entre la mouvance présidentielle et l’opposition, donc un comité « de salut national » transitoire qui procéderait à la modification de la Constitution, qui limiterait enfin le nombre de mandats à deux, avec effet rétroactif, puisqu’il s’agirait alors de rétablir la Constitution de 1992 que le pouvoir avait violée, un comité de transition qui pourrait créer les conditions de véritables élections présidentielles auxquelles l’actuel président Gnassingbé fils, qui a déjà plus de deux mandats à la tête du pays, ne se présenterait pas.
 
Des négociations ?
 
Mais le contexte a changé : plusieurs journées de marche ont été, sont et seront encore organisées, et le pouvoir, que l’on avait pu croire en véritable danger, semble avoir pris la mesure des événements et compris que sa fin n’est pas pour demain. Donc, s’il y a des négociations, elles viendront de son initiative, et ne consisteront qu’à le renforcer. D’ailleurs, aujourd’hui que la probabilité de voir le combat politique de l’opposition aboutir aux résultats escomptés, le départ du président actuel, ou même le retour à la Constitution de 1992, devient de plus en plus faible. Il accentue sa pression sur les populations civiles, surtout dans la ville de Sokodé, la plus grande ville de la préfecture dont est originaire le chef de ce « renouveau politique », Tikpi Atchadam, de confession musulmane, détail qui a son importance, et dans deux autres villes aux populations elles aussi musulmanes dans leur grande majorité, Bafilo et Mango. Dans la ville de Sokodé, où deux militaires auraient été lynchés, mais où, avant ces morts, il y avait déjà eu des morts civils, où l’arrestation d’un imam avait créé un climat favorable à des débordements, dans cette ville donc, et des preuves matérielles en circulent tous les jours sur les réseaux sociaux, les militaires ne fixent que si peu de limites à leur brutalité. Ils ont ainsi réussi à provoquer de constantes fuites de femmes, d’hommes et d’enfants, dont certains se sont réfugiés dans des pays limitrophes.
 
Le rôle de l’armée
 
Il ne me semble pas nécessaire de procéder ici à un inventaire des crimes commis par l’armée sur les populations civiles, des crimes qu’elle continue de commettre, en se servant de prétextes habituels : recherche des auteurs de violence contre les militaires, recherche des armes que des manifestants auraient arrachées à certains militaires… Elle a le monopole de ce que l’on nomme la violence légitime, dont elle use, voire abuse, en général lorsqu’il s’agit de protéger le pouvoir contre les conséquences souhaitées des contestations légitimes.
 
Pourtant, malgré toute mon indignation devant cet état de choses, je soutiens que, de la part des opposants, ce serait commettre une grave erreur que de ne pas rappeler le plus souvent possible, même à celles et à ceux qui la subissent actuellement, que l’armée n’est pas, ne devrait pas être l’ennemie, qu’il n’est pas exclu qu’un jour cela puisse devenir souhaitable, elle constitue une partie de la solution si nombre des militaires entendaient enfin ce qui me semble actuellement comme un appel de l’histoire. J’ai exprimé plus d’une fois mon souhait de voir ce pays vivre une transition sans effusion de sang (hélas, le sang a déjà coulé et continue de couler), mon souhait de voir le Togo passer à autre chose, mon souhait de voir les Togolaises et Togolais, dont celles et ceux qui sont nés à partir du 13 janvier 1967, donc ont aujourd’hui 50 ans, n’ont connu que le règne des Gnassingbé, mon souhait de voir les Togolais, dans leur grande majorité, vivre autre chose. L’après-Gnassingbé ne sera pas un âge d’or, personne ne le pense, mais le simple fait de vivre autre chose que ce règne familial suffirait déjà, au moins pour quelque temps, au bonheur de plusieurs millions de Togolaises et de Togolais.
 
Le règne des Gnassingbé, cinquante ans sans un bilan sur quelque plan que ce soit qui justifiât une telle longévité, nous aura tous façonnés d’une manière ou d’une autre, il fera partie de notre histoire, quel que soit notre bord politique, mais le président de la République actuel, Gnassingbé fils, devrait aussi comprendre que ce n’est pas forcément contre lui comme personne que des milliers de femmes et d’hommes affrontent la mort pour le chasser de la tête de l’État, mais lui comme le symbole d’un pouvoir confisqué, ce pouvoir confisqué qui fait du Togo dans la sous-région une exception humiliante, car, en Afrique de l’Ouest, c’est le seul pays où, malgré les turbulences des années 1990, il n’y a pas eu d’alternance. Pire, c’est le seul pays, dans cette sous-région du continent, où une famille a réussi à se convaincre elle-même qu’elle est indispensable comme garante de la paix, le seul pays qui a glissé d’une satrapie vers une sorte de monarchie caricaturale.
Un tournant pour le Togo ?
 
Très clairement, et c’est ce que je viens d’exprimer, je crois de moins en moins en la capacité de la coalition de l’opposition à faire vaciller par les seuls mouvements de la rue le pouvoir actuel. Je crains au contraire que ces marches à répétition, qui glissent progressivement vers une routine, n’aggravent le calvaire d’une partie des populations togolaises. J’y crois d’autant moins que, contrairement aux espoirs de certains opposants, il n’y a, pour le moment, aucune réelle pression internationale sur le pouvoir togolais. Assez paradoxalement, je pense que l’armée devrait, à un moment, prendre ses responsabilités, au moins comme un arbitre. En tout cas, il serait, dans le contexte actuel du Togo, peu judicieux qu’on l’exclût des négociations. Qu’on lui conteste un certain civisme ou qu’on lui reproche des faits de violences ayant causé beaucoup de morts, elle est la seule garante de la souveraineté du pays, l’institution avec laquelle le président de la République, quel que soit son bord politique, est obligé de compter. L’on devrait sortir d’une lecture puriste de la démocratie pour rêver à des solutions provisoires adaptées aux réalités du pays, aux rapports de force en place.
 
Mais,que le président actuel, Faure Gnassingbé, soit obligé de quitter le pouvoir avant 2020 ou qu’il termine son mandat dans un peu plus de deux ans, l’armée devra répondre à l’appel de l’histoire. Je sais que ma position choquera plus d’un, mais j’use de ma liberté d’opinion. N’étant pas un homme politique, je ne suis pas non plus en quête d’un consensus. Une seule chose m’intéresse : le destin du Togo.
 
source : lepoint Afrique
 

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