Mots clés
Infos du pays
Auteur de cet articleNous tenons à rappeler aux visiteurs du site que sans partenariat avec togoactualite.com, la reprise des articles même partielle est strictement interdite. Tout contrevenant s'expose à de graves poursuites.
Il devient difficile de parcourir les réseaux sociaux sans ressentir une profonde inquiétude face au spectacle que livrent les responsables politiques africains. Leurs plateformes, censées être des espaces d’engagement civique, sont devenues des vitrines où s’expose une succession de gestes caritatifs qui masquent, souvent avec maladresse, l’absence de vision publique. Pour qui connaît la nature et la portée de la fonction politique, cet étalage incessant n’inspire ni admiration ni gratitude. Il révèle au contraire une crise structurelle profonde, où la confusion entre le rôle de l’État et la générosité personnelle devient un instrument de communication et un outil de manipulation des masses.
Les réseaux sociaux ont modifié la grammaire politique. Ils ne se contentent plus de diffuser l’image d’un dirigeant, ils façonnent la perception que les citoyens se font de leurs droits, de leurs attentes et de la place qu’ils occupent dans la sphère publique. C’est cette capacité d’influence qui rend la mise en scène caritative particulièrement dangereuse. Nous vivons dans un temps où le virtuel s’est confondu avec le réel. Les réseaux ne forment plus un espace marginal, réservé à la distraction. Ils façonnent la pensée, orientent les comportements et fixent les normes sociales.
C’est précisément cette puissance qui rend dangereuse la banalisation de ces pratiques politiques. Les gestes qui relevaient autrefois de l’ombre, de quelques visites locales et paternalistes, s’exposent aujourd’hui quotidiennement à des millions de personnes. Et plus ils s’exposent, plus ils deviennent acceptables. Plus ils deviennent acceptables, plus la médiocrité se transforme en vertu publique. Et le véritable mal réside ici: la normalisation.
Les équipes de communication de nos élus ont élevé l’anecdotique au rang d’acte politique. Elles sont convaincues que la distribution de deux groupes électrogènes, de quelques sacs de fournitures scolaires ou d’un chèque improvisé constitue la démonstration d’un leadership accompli. Elles imaginent que la photo prise avec un musicien ou un footballeur populaire suffit à établir une connexion authentique avec les masses. Elles pensent que la charité devient un prolongement naturel de l’action publique. Or c’est précisément l’inverse.
La plupart des pages officielles d’élus africains sont saturées de contenus montrant un député offrant une maison à une veuve, un maire distribuant des fournitures scolaires, ou un ministre remettant quelques équipements agricoles à une poignée de citoyens. Ceux qui orchestrent cette communication sont persuadés qu’elle exprime la proximité, la bonté et l’engagement. Ils imaginent que le peuple y voit la preuve d’une implication sincère. Pourtant, ces scènes traduisent exactement l’inverse. Elles exposent une fragilité institutionnelle, une incapacité à concevoir des politiques publiques solides et un recours systématique à la charité comme substitut à l’action de l’état.
Dans toute état fonctionnel, la philanthropie et la politique reposent sur des fondements distincts. La philanthropie exprime la compassion individuelle et s’inscrit dans des codes qui exigent souvent la distance avec les sphères de pouvoir. La politique incarne l’intérêt général et s’exerce à travers des institutions qui garantissent l’égalité, la justice et la protection des citoyens. Confondre les deux revient à pervertir l’essence même de la gouvernance.
La confusion entretenue entre ces deux registres est un procédé dangereux. Elle façonne une relation de dépendance émotionnelle entre l’élu et le citoyen. Le citoyen ne se vit plus comme un sujet de droit mais comme un bénéficiaire de faveur. Il ne demande plus des services mais des gestes de compassion. Il ne revendique plus l’équité mais applaudit l’exception. Ce mécanisme transforme la politique en un espace d’infantilisation collective.
D’un point de vue psychologique, la répétition de ces scènes produit un effet d’habituation. Ce que les citoyens voient chaque jour finit par paraître normal. L’action publique se réduit à la charité individuelle. La fonction politique se confond avec un rôle de bienfaiteur. L’élu ne se pense plus comme le gardien d’un système d’équilibre social mais comme celui qui, par ses propres moyens, décide qui mérite son aide. Ce renversement est l’un des fondements de la manipulation politique. Il supprime la
conscience critique. Il efface la notion de responsabilité. Il transforme chaque crise individuelle en opportunité de communication.Car la vérité est simple. Quand un élu se déplace lui-même pour régler un drame social, il ne démontre pas son efficacité. Il démontre l’effondrement des structures dont il assure la tutelle. Une veuve qui se retrouve sans toit révèle l’inexistence d’un système de protection sociale. Un enfant exclu de l’école pour des frais non payés révèle l’échec du service public. Un village dépourvu d’électricité révèle l’incapacité de la planification territoriale. Ce qui devrait susciter une indignation collective devient célébré comme un acte héroïque. Le leader politique n’est plus comptable de ce qui manque, seulement applaudi pour ce qu’il donne. Ce glissement est catastrophique pour la maturation civique de nos sociétés.
Une nation ne se construit pas sur la gratitude envers ses dirigeants mais sur l’exigence que ses institutions soient robustes et justes. Un état ne se nourrit pas de scènes improvisées devant les caméras mais de politiques publiques cohérentes. Un état ne s’élève pas grâce au don ponctuel de quelques biens matériels mais grâce à des décisions structurantes qui garantissent la dignité de tous. Le problème majeur est que cette mise en scène s’est installée comme une pratique récurrente, presque ritualisée, qui façonne l’imaginaire collectif et fragilise la capacité des citoyens à distinguer la compassion authentique de la responsabilité politique.
Cette confusion volontaire entre action politique et œuvre caritative renvoie à une stratégie psychologique ancienne utilisée pour manipuler les masses. Elle installe une relation de dépendance affective entre le dirigeant et le citoyen. Le politique se présente comme un bienfaiteur personnel plutôt que comme le garant d’un système équitable. Il cultive l’idée que la survie matérielle de l’individu dépend de sa générosité. Le citoyen cesse alors de revendiquer des droits et se satisfait de recevoir des faveurs. Cette dynamique annihile toute conscience civique. Elle transforme des populations entières en sujets reconnaissants au lieu de les élever au rang de citoyens exigeants.
Il est urgent de rappeler que la charité n’est pas une politique publique. Il est urgent de rappeler que le rôle d’un élu n’est pas d’être un missionnaire mais un architecte de justice sociale et que la dignité d’un peuple ne doit jamais dépendre de la poche personnelle d’un dirigeant. La charité spectacle que nos élus africains exhibent sur les réseaux sociaux perpétue la dépendance psychologique et matérielle des populations. Elle les empêche d’accéder à la conscience politique véritable, cette conscience qui exige des droits plutôt que des faveurs, qui construit des institutions plutôt que de célébrer des bienfaiteurs.
La dignité ne s’acquiert pas par l’aumône. Les masses, privées de dignité institutionnelle, se satisfont de la reconnaissance paternaliste de leurs dirigeants. Elles célèbrent celui qui leur accorde un regard, une visite, un don, sans réaliser que cette reconnaissance n’est que la confirmation de leur statut d’infériorité. Elles ont intériorisé l’idée que leur survie dépend de la générosité arbitraire d’un bienfaiteur plutôt que du fonctionnement normal d’institutions justes et équitables.
La politique véritable commence là où s’arrête la nécessité. Tant que nos sociétés sont organisées autour de la distribution arbitraire de ressources de survie, elles ne peuvent accéder à la liberté politique authentique. L’exhibitionnisme politique qui se répand sur nos réseaux est une farce dangereuse. Il détourne les masses de l’essentiel en infantilisant le peuple et réduit la fonction politique à un spectacle de charité improvisée. Il est temps d’exposer cette supercherie et de rappeler que la politique n’est pas une distribution de biens mais une construction de justice sociale.
Il est temps de dire que la générosité privée d’un élu ne sera jamais l’indice de sa compétence publique. Et il est surtout temps, de cesser de célébrer ces scènes pathétiques qui transforment nos dirigeants en messies ridicules et nos peuples en foules hypnotisées.
Tant que la charité restera l’argument politique suprême, la misère restera notre horizon.
Farida Bemba Nabourema
Citoyenne Africaine Désabusée!