Faure et Papson

Depuis quelques jours, la mise en liberté accordée par le juge d’instruction Lamboni à l’artiste de la chanson PapsonMoutité, criminel sexuel présumé, suscite un déferlement médiatique et une explosion des réseaux sociaux. L’indignation est à son comble, exprimée dans des critiques acerbes. Citoyens lambda, personnalités politiques et leaders d’opinion, dans la grande majorité plongés dans l’incompréhension et la confusion totale, versent dans des interrogations à n’en point finir. Une décision de justice, sans doute la plus controversée de l’année jusqu’ici, qui a particulièrement intéressé, entre autres, le réputé député Gerry Taama, président du Nouvel Engagement Togolais (NET). « Je ne vois aucune justice dans cette libération », tacle-t-il, dans un brûlot catapulté sur sa page facebook. Suffisant pour poser le débat de la séparation des pouvoirs dans un Etat de droit et les limites de la liberté d’expression d’un député réfugié dans la forteresse de l’immunité parlementaire.

« La mise en liberté peut aussi être demandée en tout état de cause par tout inculpé, prévenu ou accusé, et en toute période de la procédure », énonce l’article 116 du Code de procédure pénale. AmoussouMidodji alias PapsonMoutite, légalement, avait le droit d’être mis provisoirement en liberté par le juge d’instruction et soumis à des obligations particulières énumérées à l’article 119 du Code de procédure pénale. Mais au-delà de la question procédurale, c’est bien plus le sens et la portée sociale de la libération provisoire de cet inculpé qui défraient la chronique. La justice étant rendue au nom du peuple togolais, tous les togolais ont le droit de commenter les décisions de justice, mais il y a lieu de prendre en compte le statut des personnes qui se livrent à un tel exercice. Les propos tendant à déshonorer l’institution judiciaire prononcés par un député ou un ministre revêtent une considération autre que ceux tenus par un journaliste, un avocat ou tout simplement par un quidam. La sortie de Gerry Taama sur la mise en liberté de PapsonMoutite pose par conséquent un « problème de principe » touchant à la liberté d’expression des parlementaires.

Sous d’autres cieux, avouons-le, Gerry Taama serait déjà visé par une procédure judiciaire pour « discrédit jeté sur une décision de justice » ou  » pour « atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance » pour ses propos jugés « excessifs, polémiques, exprimés à l’emportepièce » par un universitaire. En novembre 2010 en France, pays duquel le Togo tient son système judiciaire, le tribunal de Bobigny a condamné 7 policiers à des peines de prison ferme pour avoir menti en accusant un suspect qu’ils poursuivaient en voiture d’avoir percuté un de leurs collègues. En réponse aux propos de Brice Hortefeux, ministre de l’intérieur d’alors, critiquant cette décision, l’Union syndicale des magistrats a demandé au ministre de la Justice de poursuivre Brice Hortefeux pour avoir jeté le discrédit sur une décision de justice ou avoir fait pression sur une juridiction avant un appel. Cet exemple croquignolet que nous avons choisi expose l’écart d’un ministre, pas celui d’un député, mais les deux sont des acteurs de deux pouvoirs qui fondent le schématisme téméraire de la séparation des trois pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, clef de voûte des démocraties modernes. Bien avant tout faut-il saluer la protection au Togo des députés par l’immunité parlementaire, qu’on peut se permettre de décliner en deux catégories, l’irresponsabilité et l’inviolabilité. Au regard de l’article 53 de la Constitution togolaise, « Aucun député ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou des votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions, même après l’expiration de son mandat. » L’immunité parlementaire dans la catégorie irresponsabilité couvre tous les actes de la fonction parlementaire ; elle protège les parlementaires contre toute action judiciaire, pénale ou civile, motivée par des actes qui, accomplis hors du cadre d’un mandat parlementaire, seraient pénalement sanctionnables ou susceptibles d’engager la responsabilité civile de leur auteur (diffamation ou injure par exemple). Toutefois, une mine de jurisprudences exclut les propos d’un parlementaire au cours d’un entretien sur lesmédias ou d’opinions exprimées sur les réseaux sociaux susceptibles d’engager sa responsabilité civile

Discrédit ?

 Pour autant, est-ce interdit au parlementaire de commenter une décision de justice ? Non. Il le peut, au nom du régime de la liberté d’expression auquel il est soumis en tant que citoyen. Sauf si, par ses critiques, il tente ou cherche à jeter le discrédit, publiquement, dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance. Ses paroles, écrits, actes ou images publics, réunissant des éléments constitutifs d’infraction peuvent être considérés comme particulièrement extrêmes. Pour dire simple, le député peut se permettre la critique normale dénuée de subjectivité exacerbée, qui le met au-dessus de la mêlée, qui ne le confond pas au citoyen ordinaire. Qu’est-ce qui dépasse «la critique normale » ? Par exemple, qualifier une décision de justice de « chef-d’œuvre d’incohérence, d’extravagance et d’abus de droit », ou comme l’assène Gerry Taama, « Je ne vois aucune justice dans cette libération. » Peu avant cette conclusion tranchée, le brûlot du président du NET affiche : « Le viol est un crime, comme l’assassinat ou l’enlèvement, par conséquent, cette libération me pose un problème éthique. (…) C’est choquant que des gens croupissent en prison en attente de leur jugement pour le vol d’une poule (ce n’est pas bien de voler les poules des gens) alors que des violeurs présumés retrouvent la liberté. » Le discrédit est clair et net, même si l’indignation du député est unanimement partagée, devant une justice à double vitesse qui s’acharne sur les petits voleurs de poule tandis que les grands criminels (assassins, violeurs, détourneurs de fonds publics…) fument le calumet de la liberté. Les décisions des juges ne peuvent pas et ne doivent pas échapper à la critique normale, mais lorsque, un député, met délibérément son statut sous éteignoir, et voulant booster son personalbranding, franchit le rubicond en exprimant ouvertement une critique tellement violente, foncièrement accusatrice, la démarche ne peut être inspirée que par la volonté de jeter le discrédit sur la décision du juge, et donc de porter atteinte à l’autorité de la justice. L’immunité parlementaire ne doit jamais devenir un rempart permettant aux parlementaires de vivre en dehors de la loi qu’ils édictent ou de la morale qui fonde le pacte social. Le parlementaire qui use de sa protection institutionnelle comme d’un privilège pour s’exprimer sur tout sujet au centre de l’actualité, décochant à loisir des flèches sur une décision de justice participe activement à la fragilisation des institutions de l’Etat et positionne le parlement dans un très mauvais rôle.

Persécution

Le spectacle auquel se livre le député Gerry Taama, bien gonflé de dynamisme et d’énergie, sur les réseaux sociaux, dans le cadre de la libération provisoire de PapsonMoutite, est une forme de persécution du pouvoir judiciaire par le pouvoir législatif. L’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen énonce le principe : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ». Le Togo a érigé la théorie de la séparation des pouvoirs en principe constitutionnel. En rappelant la mémoire des ancêtres de cette théorie, John Locke et Montesquieu, l’on admet que la vitalité démocratique repose sur les pylônes de la séparation des pouvoirs. Lesquels pylônes commencent par s’effondrer si les hommes incarnant les différents pouvoirs se permettent, impunément, de les mettre en cause publiquement. Le contrepouvoir prôné par Montesquieu à travers sa célèbre formule tirée de « l’Esprit des lois », « il faut que par la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir », ne peut s’appliquer à une autorité incarnant le pouvoir législatif et qui fustige un acte relevant du pouvoir judiciaire. Les trois pouvoirs constituent, l’un pour l’autre, un contrepouvoir, mais celui-ci est bien réglementé et ne s’exerce pas sur les réseaux sociaux où les magistrats, astreints au devoir de réserve, ne peuvent réagir. De la nécessité d’édicter pour le gouvernement et pour l’assemblée nationale un code de déontologie encadrant la liberté d’expression de ministres et députés en vue de sauvegarder l’équilibre des pouvoirs d’Etat et de consolider une saine séparation des pouvoirs.

« Il cherche à jeter en pâture une autre corporation »

Un haut magistrat, sous le sceau de l’anonymat, rongé d’indignation, estime que le député cherche tout simplement à dresser l’opinion contre les magistrats. « Le problème, c’est que Gerry Taama vise les mauvaises cibles. Il cherche à jeter en pâture une autre corporation, et détourner les attentions sur les problèmes notamment de l’institution à laquelle lui-même appartient », confie notre interlocuteur. Avant d’interroger la compétence du parlementaire et de le renvoyer à ses responsabilités :  » Je suis député, si j’estime que le traitement réservé aux inculpés d’affaires de mœurs n’est pas suffisamment protecteur des victimes, s’agissant surtout des mises en liberté provisoire, je dois plutôt réfléchir à initier une proposition de loi à l’hémicycle, pour que, désormais, dans le Code de procédure pénale, il y ait une disposition qui interdise toute liberté provisoire d’inculpé pour ces séries d’infraction ou impose un montant standard de caution de représentation (obligatoire) à fixerpréalablement, ou encore permette (désormais) l’exercice de voies de recours par la partie civile contre une ordonnance de mise en liberté provisoire. Si cette réforme est introduite dans l’arsenal juridique, aucun magistrat ne refuserait de l’appliquer. Mais si, en tant que député, je suis incapable de faire un projet de réforme comme ça, et je préfère vociférer à chaque décision de justice, criant à l’injustice… alors mon mandat d’élu doit être questionné, et non la compétence et l’intégrité du magistrat qui a décidé d’une mesure de mise en liberté, possibilité prévue (en faveur de tout inculpé) par l’actuel code de procédure pénale, le juge pouvant opter pour une liberté simple, sous contrôle judiciaire, sous caution, etc.. » Chaque acteur de l’appareil institutionnel devrait jouer sa partition et non prendre plaisir à calomnier les autres. « En tout cas, c’est le juge (aussi petit soit-il) qui apprécie, pas un député (il a beau voter la loi, il n’a pas qualité, il n’aura jamais qualité pour l’appliquer, malheureusement pour lui », conclue le magistrat. Attitude de réserve En tant que parlementaire, Gerry Taama doit observer une attitude constante de réserve dans ses prises de position envers le pouvoir judiciaire. Certains membres de l’exécutif et du législatif refusent tout simplement de commenter les décisions de justice juste pour se prémunir des critiques éventuelles préjudiciables à l’institution. Contrairement au juge à qui il est interdit de critiquer les lois, que ce soit sur médias ou dans sa décision, le député peut se permettre, en tant qu’homme politique surfant sur la liberté d’expression, de donner son avis sur une décision de justice, mais il doit rester dans des proportions raisonnables pour éviter de manquer de respect à la délicate profession des magistrats et surtout de jeter l’anathème sur l’institution judiciaire.

Yves GALLEY

La Symphonie N° 46 du 31 Juillet 2014 L

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