L’information est devenue pratiquement virale courant cette semaine sur la toile et dans bien de journaux aussi bien français que togolais. Vincent Bolloré, le patron du puissant groupe Bolloré, avait conclu un accord avec le parquet national financier de Paris, pour plaider coupable, en vue de s’éviter un long procès dans cette fameuse affaire où la justice française le soupçonne d’avoir dealé avec les pouvoirs de Lomé et de Conakry pour pouvoir accéder à la concession des terminaux à conteneurs des ports des deux pays.
Il lui est précisément reproché d’avoir mis au service des candidats Faure Gnassingbé du Togo et Alpha Condé de la Guinée, l’agence de communication Havas, appartenant au groupe Bolloré, pour assurer les campagnes présidentielles de ceux-ci en 2010.
Principalement au Togo, il est dit que la facture initiale à payer pour les prestations de l’agence était de 800 mille euros, soit 520.000.000frs cfa mais celle-ci, curieusement, aurait été revue drastiquement à la baisse pour ne rester que 370 mille euros soit 240.000.000frscfa qui sera finalement payés par le groupe lui-même.
Par la suite, notamment au lendemain de la réélection de Faure Gnassingbé, Vincent Bolloré lui aurait envoyé une lettre dans laquelle, il souhaitait que son groupe joue un rôle majeur au port autonome de Lomé, notamment en ce qui concerne la manutention.
Donnant suite à une telle sollicitation, le pouvoir de Lomé aurait usé de subterfuges pour faire condamner le groupe Progosa du franco-espagnole Jacques Dupuydauby ainsi que l’intéressé lui-même à 20 ans d’emprisonnement ferme et à des amendes colossales sur la base des motifs que d’aucuns considèrent comme étant arrachés par les cheveux. Ce qui a naturellement conduit à la fuite du patron du groupe Progosa du Togo après avoir jeté toute sa logistique informatique dans la mer. Voilà comment de fait, le groupe Bolloré qui, en réalité, officiait déjà au port de Lomé depuis 2001, a pris le contrôle de notre manutention au travers d’un contrat de concession qui s’étend désormais sur 35 ans bien comptés.
A l’occasion, Vincent Bolloré a pris l’engagement ferme d’investir 300 milliards de francs CFA pour construire un troisième quai avec divers portiques devant permettre d’accroître substantiellement les capacités de manutention du seul port en eau profonde de la sous-région ouest-africaine. Je l’ai personnellement entendu tenir un langage puissant, mirobolant et vraiment prometteur pour le Togo, à l’occasion de la cérémonie de lancement des travaux de construction de ce quai, laquelle cérémonie s’était déroulée avec faste au port autonome de Lomé, en présence des présidents Thomas Boni Yayi du Bénin, Mahamadou Issifou du Niger et bien sûr Faure Gnassingbé du Togo. Malheureusement ou heureusement, c’est selon la position de chacun, une information judiciaire sera ouverte en France en 2013 pour des faits de corruption d’agents publics étrangers, complicité d’abus de confiance, faux et usage impliquant le milliardaire français. L’action judiciaire ainsi enclenchée va pousser les enquêteurs à creuser le dossier à partir d’une série d’indices et de soupçons qui vont par exemple les amener à penser que le recrutement de Patrick Bolouvi, jeune frère du Président de la République togolaise à la direction de Havas, filiale de Lomé, ferait partie du deal ainsi conclu sur le dos du peuple togolais. Voilà en gros ce qui est de la quintessence du dossier tel qu’il nous est présenté par les médias français.
Du refus de la juge en charge du dossier d’homologuer l’accord du plaider coupable.
En principe, selon l’accord conclu entre le PDG du groupe Bolloré et le parquet national financier, celui-ci plaide coupable et paye au nom de son groupe, une amende de 12 millions d’euros au trésor public français ainsi que 375 mille euros pour les personnes mises en cause, à savoir lui en personne et deux de ses collaborateurs. Cette option lui éviterait un long et couteux procès où d’énormes révélations pourraient être faites. Mais la juge Aude Buresi a simplement estimé qu’au regard de la gravité des faits reprochés aux mis en cause, elle ne serait pas en mesure de les dédouaner du procès. Elle a, en conséquence, décidé de leur renvoi devant une juridiction correctionnelle. Elle a surtout argué de ce que les faits auraient porté atteinte à la souveraineté du Togo. C’est en réalité ce qui retient ici mon attention. Une juge française, qui poursuit un français, refuse un accord dans lequel ce dernier plaide coupable et se dispose à payer une amende négociée au trésor français avec le prétexte que les faits porteraient atteinte à la souveraineté d’un État tiers? Cette juge aime tant le Togo au point de sacrifier son compatriote dont l’apport à l’économie de son pays est si immense, rien que dans le but de ferrailler sur la souveraineté du Togo? Peut-être qu’il nous faut probablement d’autres éléments d’appréciation pour mieux cerner les contours d’un tel dossier. Mais cela dit, la position du Togo me parait ambiguë et forcément discutable.
Position ambigüe du Togo
Dès le lendemain de la décision de la juge d’envoyer monsieur le Bolloré et ses deux collaborateurs devant un tribunal correctionnel, des journalistes français affirment avoir contacté les autorités togolaises dont la réaction fut la suivante:
“La position du gouvernement, est de ne pas commenter une procédure en cours devant les juridictions d’un pays étranger”. En principe, c’est une position qui peut aisément se comprendre d’autant plus qu’il s’agit bien d’une procédure qui n’engage en réalité qu’un citoyen français et sa justice. Il n’est en réalité pas de la vocation d’un État de s’ingérer dans une procédure purement judiciaire. Mais, il y’a justement un mais, dès lors que le mis en cause a tenté de plaider coupable, cela signifie clairement qu’il reconnait les faits de corruption qui lui sont reprochés. Et c’est précisément là que le bât blesse. Vincent Bolloré avait-il clairement dit dans sa lettre adressée au Président du Togo qu’il voulait une contrepartie des prestations de son groupe de presse au Togo ? Si la lettre officielle ne l’a pas dit, cela suppose que c’est bien dans son entendement qu’il se sait coupable et dans un tel contexte, dès lors que la souveraineté du Togo est engagée, il y’avait bien lieu de réagir vigoureusement. Ceci est d’autant plus recommandable qu’on ne peut pas comprendre qu’une concession de la manutention d’un si prestigieux port, soit faite à un groupe juste par souci de compensation d’une prestation qui ne vaut que quelques centaines de milliers d’euros. Au-delà de tout ceci, interpréter le recrutement de Patrick Bolouvi en qualité de directeur national de la filiale Havas comme un élément indicateur du deal revient clairement à remettre en cause les compétences et aptitudes de ce dernier. Est-il vraiment si incompétent ? Sinon pourquoi donc ce choix du silence qui ronge progressivement la souveraineté de notre pays? S’il est établi que le groupe Bolloré jouit d’une capacité réelle, d’une expérience et d’une expertise dans le domaine de la manutention, en réalité la concession peut aisément se comprendre et se justifier. A plus forte raison, le groupe Bolloré n’a pas le monopole de la manutention au port de Lomé, d’autres compagnies comme la LCT par exemple y exercent avec succès et intérêt. Leur concession aussi aurait été faite sur la base des faits constitutifs de corruption ? Mais dans tous les cas, nous sommes bien en 2010, au moment où la France avait à sa tête, le sulfureux Président Sarkozy qui est connu pour sa capacité à fourrer son nez partout où il y’a un intérêt pour lui, ses amis et pour la France. Avec un tel personnage, l’on voit mal comment le jeune Président du Togo pourrait, à l’époque, résister vraiment à une sollicitation venant d’un Sarkozy. Même si c’était vraiment le cas, le pouvoir de Lomé se devrait, dans le contexte d’aujourd’hui, refuser catégoriquement de se laisser totalement contrer par des accusations aussi graves par la presse et la justice française, alors qu’il peut bien faire valoir sa bonne foi dans cette concession de manutention à un si célèbre groupe qui se connaît suffisamment bien en la matière.
Pour avoir manqué de donner une position ferme, l’État togolais a désarmé sa propre presse qui n’a alors aucune matière pour analyser objectivement le dossier et le défendre au besoin. C’est dommage!
Chronique de Luc Abaki
Source: Atopani N°34 du 04 mars 2021