vision2030


Le refrain est désormais le même au niveau des gouvernants dans certains pays africains: « nos pays doivent émerger à l’horizon 2020 ou 2030 ou 2040 etc ». Après le terme consacré de « pays en voie de développement » qui a remplacé « pays sous développé ou pays pauvres », nos Chefs d’Etat viennent de trouver une nouvelle formule qui tend à faire croire que nous sommes en train de rentrer dans la modernité.
 
Qu’il s’agisse de la Cote d’Ivoire « émergence en 2020 », du Tchad « émergence en 2035 », du Sénégal « émergence en 2035 » ou du Togo « émergence en 2030 », le discours est le même sauf que les chiffres sont réels et montrent le contraire. Le discours fait son petit bonhomme de chemin au Togo avec un projet d’élaboration d’un document cadre sous la bannière d’une « Vision Togo 2030 ». On constate une forte médiatisation autour de la question et les promoteurs essayent par tous les moyens possibles de convaincre l’opinion. Nous attendons impatiemment ce document cadre afin de nous enquérir de son contenu.
 
Mais avant que ceci ne soit effectif, nous avons le devoir d’éclairer nos concitoyens sur la situation actuelle de notre pays vis-à-vis de la problématique de l’émergence. Des concepts aussi complexes que ceux relatifs à l’émergence économique d’un pays ne peuvent être vendus aux populations sans un minimum de travail pédagogique. Le Togo a-t-il aujourd’hui les moyens politiques, économiques et sociaux pour pouvoir émerger à l’horizon 2030 ?
 
Le qualificatif de « pays émergent ou d’économie émergente » va de pair avec la réalisation d’un certain nombre d’objectifs chiffrés et notés par le biais d’indicateurs de croissance et de développement. Plusieurs raisons expliquent clairement les difficultés que le gouvernement éprouve aujourd’hui pour gérer comme il se doit le pays, notamment son manque de légitimité, le contexte socioéconomique actuel et l’absence d’un modèle de croissance clairement défini. Ces facteurs ne sont pas de nature à faire espérer une quelconque émergence dans 15 ans.
 
Dans cette tribune, nous allons dans un premier temps expliquer le concept en précisant les véritables dispositions qui le caractérisent. Nous aborderons ensuite les quatre raisons fondamentales qui hypothèquent fortement une possible émergence du Togo dans l’environnement sociopolitique et économique actuel.
 
Que signifie le concept d’« économie émergente » ?
 
Une économie émergente se caractérise par un revenu intermédiaire conséquent, une ouverture économique au reste du monde, des transformations structurelles et institutionnelles de grande ampleur et un fort potentiel de croissance. L’émergence économique n’est pas un simple phénomène quantitatif mais repose aussi au niveau qualitatif, sur une capacité organisationnelle crédible et efficace de la société concernée. On observe en outre dans les pays engagés dans un tel processus de développement, une rupture et une mutation du modèle économique par rapport à l’antériorité.
 
Le concept de « pays émergents » apparait dans les années 1980 avec le développement des marchés boursiers dans les pays en développement. Le premier à utiliser le terme « marchés émergents » en 1981 est Antoine van Agtmael, économiste néerlandais à la Société Financière Internationale (SFI). Selon les concepteurs de cette doctrine, l’accession à l’émergence économique passe par la mise en place d’une stratégie spécifique de développement, adaptée.
 
En règle générale, la stratégie de développement adoptée par les pays émergeants dans les années 1980 et qui sont aujourd’hui qualifiés de Nouveaux Pays Industrialisés (NPI), est structurée en cinq étapes majeures que sont :
 
_ La réforme agraire
_ L’industrialisation par la promotion des exportations
_ La remontée de la filière
_ L’intervention active de l’état
_ Une généralisation de la scolarisation
 
On peut ajouter à ces cinq étapes, des réformes structurelles telles que la rénovation juridique et institutionnelle. Parmi les pays les plus cités dans le monde qui font valeur d’exemple sur ce chemin de l’émergence figurent :
 
_ Les « 4 Dragons » : Corée du Sud, Taïwan, Singapour, Hong Kong,
_ Les « 5 bébés Tigres » : Malaisie, Indonésie, Thaïlande, Philippines, Viet-Nam,
_ Les « jaguars » : Mexique, Brésil, Argentine, Chili, Colombie, Venezuela,
_ Les « lions africains »: Afrique du sud, Algérie, Botswana, Égypte, Libye, Maroc, Ile Maurice, Tunisie.
Parmi ces pays, on peut certainement considérer certains comme étant aujourd’hui des pays industrialisés. En Afrique, des pays tels que la Tunisie, la Lybie ou l’Egypte, qui viennent de vivre une période de révolution politique ont sûrement pris du retard par rapport à ce processus d’émergence.
 
En termes de chiffre, les études de la Banque mondiale et du Fond Monétaire International (FMI), ont montré que la classification des pays sur l’échelle du développement peut se faire en fonction de leur Produit Intérieur Brut (PIB) par habitant. Le PIB par habitant étant l’indicateur par excellence, à même de quantifier l’évolution d’un pays sur le plan économique. Le niveau de PIB par habitant qui correspond au seuil de l’émergence est évalué à 3 000 $ us par an soit 125 000 FCFA par mois par habitant. Le tableau 1 montre clairement que la Cote d’Ivoire, le Sénégal, le Tchad, et le Togo sont loin du seuil d’émergence.
 
Le modèle économique ou de croissance
 
Depuis 2005, il faut dire que nous avons du mal à décrypter le modèle de croissance du gouvernement. Nous constatons que plusieurs initiatives, à l’image de celle relative à la « vision 2030 » ont été prises sans succès. On peut citer entre autres, les « 20 plus de Faure », le « DSRP-C », le « PROVONAT », le « FNFI » le « transfert monétaire » etc. Le Ministère de l’Economie et des Finances n’a jamais montré clairement le modèle de croissance à partir duquel le gouvernement souhaite lancer les bases du développement du Togo.
 
A travers l’analyse verticale du budget annuel de l’état, il apparait de toute évidence sur les trois dernières années, que le gouvernement a délaissé les secteurs porteurs de croissance tels que l’agriculture et l’industrie au bénéfice du service. Des constructions d’infrastructures tels que le port, le hall de l’aéroport et quelques routes du pays ; la privatisation du secteur bancaire et l’implantation de plusieurs banques sur la place de Lomé à tout va, font paraitre une orientation de notre économie vers le service.
 
D’un autre côté, nous restons totalement perplexes face au business model utilisé par le gouvernement dans le cadre de l’attribution des sites miniers. Une gestion dont les tenants et aboutissants restent à ce jour, complètement opaques à nos concitoyens. Pourtant, la structure en ressources humaines et en potentiel socioculturel, en capacité minière du pays nécessite la construction d’un modèle de croissance qui se base d’abord et avant tout sur une réforme structurelle en profondeur du secteur primaire de notre pays.
 
Cette réforme doit être conçue, écrite, validée par l’Assemblée Nationale et exécutée de manière à ce que les résultats soient visibles dans un court terme.
 
Il y a donc une absence évidente de cap de la part du gouvernement.
 
On observe en outre une absence d’objectifs chiffrés et d’évaluation actés de la part du gouvernement. Nous ne voyons pas comment le Togo peut émerger dans 15 ans dans un environnement macroéconomique aussi flou et imprécis.
 
III. La faiblesse du taux de croissance économique et du PIB
 
Le gouvernement terminera certainement les deux quinquennats qui s’achèvent, en enregistrant un taux de croissance économique moyen sur les dix ans, inférieur à 5%. Pendant les dix ans qui s’achèvent, l’économie togolaise n’a jamais enregistré un taux de croissance économique annuel supérieur à 7%. Pire, la Stratégie de Croissance Accélérée et de Promotion de l’Emploi (SCAPE) prévoit jusqu’en 2017, des taux de croissance annuels, dans une perspective dite accélérée, inférieurs à 7,5%. C’est donc avec de tels résultats et prévisions que le gouvernement propose que les Togolais adhèrent à la “vision 2030”.
 
En 2005, le taux de croissance économique était de 2,5%. Dix ans plus tard, malgré tous les gros discours, le taux de croissance en 2014 est estimé à 5,6% soit une hausse insignifiante de 3.1 points. A ce rythme, le gouvernement actuel doit passer 40 ans au pouvoir pour que le Togo enregistre un taux de croissance proche de celui d’un pays pauvre en processus d’émergence (12% de taux de croissance). La moyenne de notre taux de croissance entre 2004 et 2014, est d’environ 3,88%. En considérant les niveaux de PIB de 2013 publiés par le FMI, et toutes choses égales par ailleurs, il faut environ 112 ans au Togo pour avoir le niveau du PIB nominal d’un pays comme la Malaisie et 84 ans pour atteindre celui du Maroc1.
 
Le PIB nominal de notre pays en 2013 est estimé à 4 299 millions de $ us soit environ 2 149 milliards de FCFA. Un taux de croissance de 12% sur 10 ans rapporté à notre PIB de 2013, porterait ce dernier à 6 809 milliards de FCFA à l’horizon 2025. Ce niveau de PIB correspond à un revenu d’environ 81 065 FCFA loin des 125 000 FCFA du seuil d’émergence. D’où la nécessité de porter notre taux de croissance rapidement à deux chiffres grâce à un modèle de croissance adapté. Ce qui n’est manifestement pas le cas aujourd’hui.
 
Dans les indicateurs des organisations internationales et des économistes de renom, le seuil de l’émergence pour le PIB par habitant se situe à partir de 3 000 $ us par an. La structuration des revenus par habitant se fait comme suit :
 
_ Economie à faible revenu : revenu inférieur à 765 $ us.
_ Economie à revenu intermédiaire (tranche inférieure) : revenu compris entre 765 et 3035 $ us.
_ Economie à revenu intermédiaire (tranche supérieure) : revenu compris entre 3035 et 9 385 $ us.
_ Economie à revenu élevé : revenu individuel supérieur à 9 385 $ us par an.2
 
Le tableau 1 nous démontre que le PIB par habitant du Togo qui est de 640$ en 2013, est encore inférieur à celui des pays à faible revenu. Les pays qui sont considérés comme pays émergents se situent dans la tranche supérieure de pays à revenu intermédiaire ; c’est-à-dire, un revenu ou le PIB par habitant est compris entre 3 035$ us et 9 835 $ us. Cette matrice des revenus ou PIB par habitant, donne l’idée du chemin qui nous reste à parcourir. Cela ne laisse aucune place à de l’amateurisme à aucun niveau.
 
Le niveau très élevé des détournements des ressources publiques
 
Selon le rapport de Global Financial Integrity (GFI), le Togo occupe, pour la période 2002- 2011, la 42ème place au monde sur 144 pays classés, lorsqu’on considère la moyenne des flux illicites sortis des pays en développement sur cette période. Ainsi, il est sorti du Togo, 1,847 milliard de dollars US soit 923,5 milliards FCFA3 en moyenne par an entre 2002 et 2011. En guise de comparaison, le Sénégal occupe la dernière place (144ème rang) avec une moyenne de 1 million de dollars US de flux illicites sortis, soit environ 500 millions de FCFA.
 
Cette somme représente 5,3 fois le PIB nominal du Togo pour l’année 2011, c’est-à-dire 5,3 fois la richesse totale du Togo en 2011. Il est donc très important que des lois cadres émanant de profondes réformes structurelles au niveau de la gestion financière de notre pays soient votées à l’Assemblée Nationale avec célérité lorsqu’on souhaite connaitre l’émergence en 2030. La réforme de la justice doit être effective dans la vie de tous nos compatriotes.
 
Elle doit être visible et concrète, motivant de vrais investisseurs à porter un autre regard sur le Togo. C’est dommage que dans le rapport 2014 de GFI, le montant des flux illicites sortis du pays n’apparait plus. Il est clair que ce montant ne peut pas passer de 1 144 millions $ US soit environ 583 milliards de F CFA en 2012 à 0$ US en 2013.
 
Le manque de légitimité du gouvernement
 
Le pouvoir et son exercice reposent fondamentalement sur un principe cardinal qui est celui du « Vox populi vox dei 4». Lorsque vous êtes un homme politique (ou une formation politique) qui souhaite gouverner un peuple, vous devez tout faire pour obtenir l’onction de votre peuple. Nous sommes convaincus que ce principe est le plus important lorsqu’on veut réussir une carrière politique. Beaucoup ignorent les véritables motifs pour lesquels, dans les pays occidentaux qui sont de vieilles démocraties, les politiques attachent une importance viscérale aux sondages.
 
Le profane aurait tendance à penser que les politiques des pays occidentaux commandent des sondages rien que pour des considérations d’ordre électoraliste. La réalité est bien plus complexe que cela. Le pouvoir du peuple est une force incolore, inodore, invisible, impalpable mais extraordinairement constructrice ou destructrice. Des explications plus approfondies, risquent de nous conduire hors des réels propos de ce document. Cependant, il est nécessaire de préciser que lorsqu’un Chef d’Etat n’a pas l’onction de son peuple dans une liberté totale, il gouverne difficilement et le plus souvent dans la tyrannie.
 
Cette absence d’onction se traduit dans les profonds soupirs des gouvernés dans l’ombre de leurs demeures, proférant des malédictions sur les gouvernants dans des moments de méditation profonde. Cette absence d’onction se traduit par le profond soupir de désespoir des femmes qui vers la fin de la journée n’ont rien vendu au marché.
 
Cette force est tellement puissante qu’aucun rituel occulte quel qu’il soit ne parvient jamais à l’endiguer. Il est impérieux que les dirigeants des états africains en général et du Togo en particulier recherchent cette légitimité, gage d’une gouvernance paisible et fructueuse, porteuse de croissance et de développement. L’émergence est une vision commune et nécessite l’engagement de tous dans une profonde unité. Il faut reconnaitre en toute honnêteté que depuis 1990, la gouvernance au Togo manque cruellement de cette onction positive du peuple. L’émergence du Togo passe nécessairement par l’existence d’une forte légitimité des gouvernants. En tout état de cause, elle ne peut se réaliser sans la bénédiction d’une grande majorité du peuple.
 
source: E.Thomas / Fabbi Kouassi
 

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