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REPORTAGE • Trente-trois membres de l’opposition sont sous les verrous, deux dirigeants sont en liberté provisoire. On leur impute deux incendies criminels qui ont détruit les marchés de Lomé, la capitale, et de Kara. Une aubaine pour le régime de la famille Gnassingbé, qui se perpétue au pouvoir depuis quarante-cinq ans.
 
«Vous savez, le Togo est un petit pays assez spécial. On ne conçoit pas que ce qui se fait ailleurs puisse se faire ici.» Depuis le canapé de son salon à Lomé, Isabelle Manavi Amangevi, vice-présidente de l’Alliance nationale pour le changement (ANC), tente de dépeindre la singularité de la politique au Togo: «Au Sénégal, le président Abdoulaye Wade a voulu copier le modèle togolais en se faisant succéder par son fils, car c’est Faure Gnassingbé qui a initié cette pratique en 2005 en prenant la place d’Eyadema, au pouvoir depuis 1967. Mais les Sénégalais ont créé le collectif Y’en a marre et aujourd’hui, Macky Sall est président et Karim Wade est devant la justice.»
 

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Après quarante-cinq ans de pouvoir aux mains de la famille Gnassingbé, les Togolais en ont aussi eu marre. Entre autres parce que Faure Gnassingbé est arrivé au pouvoir par la force en 2005: «Les forces de sécurité togolaises aidées par des milices proches du parti au pouvoir (le Rassemblement du peuple togolais, RPT) s’en sont violemment prises à des opposants présumés ou à de simples citoyens en ayant recours à un usage systématique de la violence», écrit alors Amnesty International. L’opposition parle de 1000 morts dans les violences postélectorales, l’ONU de 500, le pouvoir de 150.
 
Deux incendies, deux théories
 
Depuis, les Togolais parlent de «coup d’Etat permanent». Le 4 avril 2012, le Collectif Sauvons le Togo (CST) naît d’une synergie entre les organisations de défense des droits humains et certains partis politiques de l’opposition, dont l’ANC, afin d’obtenir enfin l’alternance politique. Sauf qu’aujourd’hui, Faure Gnassingbé est toujours au pouvoir et, dans les mains de la justice togolaise, on retrouve trente-cinq membres du CST. Parmi eux, Jean-Pierre Fabre, président de l’ANC, et Agbéyomé Kodjo, président de l’Organisation pour bâtir dans l’union un Togo solidaire (OBUTS), en liberté provisoire, reviennent d’une tournée européenne où ils ont informé les décideurs suisses, français, belges et allemands ainsi que la diaspora togolaise des tensions préélectorales qui prévalent dans le pays.
 
Que s’est-il passé? Les 9 et 11 janvier 2013 dans la nuit, les marchés de Kara et de Lomé ont pris feu, au moment où le Collectif Sauvons le Togo s’apprêtait à tenir une marche de trois jours intitulée «Les derniers tours de Jéricho». Dès le lendemain des incendies, dont une enquête d’experts français a depuis confirmé l’origine criminelle, les principaux responsables du CST sont inculpés pour «regroupement de malfaiteurs». On les arrête à la sortie de l’Eglise ou chez eux, sans mandat. Pas de doute pour Mme Amangevi, l’une des seules rescapées de ces arrestations en rafale: «L’incendie a été déclenché par le pouvoir pour régler deux problèmes: se débarrasser des femmes du marché de Lomé qui soutiennent l’opposition et faire porter le chapeau au CST pour casser sa dynamique.»
 
Fracture électorale Nord-Sud
 
Du côté du gouvernement togolais, on invoque plutôt la légitime défense: «L’incendie de Kara correspond au premier jour des ‘Derniers tours de Jéricho’, dont l’objectif annoncé était d’aboutir à l’effondrement du régime, donc de l’Etat. La survenue des incendies au même moment conduit à se poser la question: est-ce une coïncidence ou était-ce une opération prévue dans le cadre de la mobilisation de l’opposition?» feint de s’interroger Gilbert Bawara, ministre de l’Administration territoriale.
Le ministre, formé en droit à Genève, enfonce le clou: «Quand on lance à ses militants qu’on va utiliser ‘tous les moyens’ pour empêcher les élections, vous ne pouvez pas savoir jusqu’où peut aller une population, dont beaucoup sont confrontés à la pauvreté et au chômage.»
 
Pourtant, en lisant la Plateforme citoyenne pour un Togo démocratique, regroupant les revendications du CST, on découvre davantage de «réformes» qu’un appel à l’«effondrement de l’Etat». Parmi les propositions: le retour à la limite de deux mandats présidentiels abrogée en 2002 ou l’exigence d’un nouveau découpage électoral pour revenir au principe «un homme une voix». Car au cours des dernières législatives de 2007, un député de la Préfecture de l’Assoli, au nord, était élu avec 11 469 voix, contre 127 071 pour un député de la Préfecture du Golfe, au sud. Un découpage sur mesure pour la partie du pays la plus favorable au fils d’Eyadema Gnassingbé, originaire de Pya, au détriment de la capitale Lomé, fief de l’opposition où vivent plus de 830 000 Togolais, pour une population totale de 6,2 millions d’habitants.
 
Répression très pointue
 
Le Collectif Sauvons le Togo n’est pas le seul à s’insurger contre le code électoral en vigueur, voté par décret le 25 mai 2012: «Les modifications électorales sont faites par décret, sans consulter les acteurs politiques. La semaine dernière, on a donc fait passer le nombre de députés de 81 à 91, sans annoncer la clé de répartition. Seuls l’UNIR (l’Union pour la République, le nouveau nom du Rassemblement du peuple togolais, le parti au pouvoir depuis 1967, ndlr) et l’UFC (ex-parti de l’opposition aujourd’hui allié au pouvoir, ndlr) la connaissent et ils font déjà campagne!» s’insurge Gery Taama, président du Nouvel Engagement togolais.
Mais pour cet ancien militaire, pas question de rejoindre le CST, trop penché vers la lutte citoyenne et pas assez sur la négociation, selon lui. Pragmatique, il souligne que «l’appareil de répression du Togo est très avancé. Pour les forces de police de deuxième catégorie, destinées à la répression des manifestations, les équipements sont financés à coups de millions… Même si vous faites sortir 500 000 personnes dans la rue, l’appareil répressif va se mettre en branle et vous écraser.»
 
En témoigne la mobilisation étudiante du 15 avril dernier à Dapaong, dans le nord du pays, en soutien à la grève des fonctionnaires. Anselme Gouyano Sinandare, 12 ans, a été tué d’une balle tirée par un policier, tandis que Douti Sinanlénga, 22 ans, est mort après avoir reçu des coups de crosse de policiers, selon les témoins de la scène.
 
Pour Gilbert Bawara, si les exigences du Collectif sont recevables, son identité hybride et ses pratiques le sont moins: «On respecte la société civile, mais il ne faut pas s’abriter derrière un prétendu collectif pour avoir une revendication politique; c’est le début de l’anarchie! Je ne vois donc pas en quoi ils sont légitimes à être porteurs de revendications… Zeus Ajavon (coordinateur du CST, ndlr) a été candidat aux législatives en 2007. Je ne crois pas que ce soit le mode de scrutin ou le découpage électoral qui l’ait empêché de dépasser les 7%», siffle le ministre.
 
Droit à la désobéissance
 
Antidémocrates, les opposants? En réalité, Zeus Ajavon, également président du Collectif des associations de lutte contre l’impunité au Togo (CACIT), a déclaré être prêt à user de «tous les moyens légaux», et non «tous les moyens», afin d’empêcher la tenue des élections législatives et locales, si le gouvernement continue de refuser un dialogue sur les réformes des 25 et 31 mai 2012, qui modifient le code électoral et le nombre de députés. Pour cela, il se réfère à l’article 150 de la Constitution togolaise, qui dispose qu’«en cas de coup d’Etat ou de coup de force quelconque, […] pour tout Togolais, désobéir et s’organiser pour faire échec à l’autorité illégitime constitue le plus sacré des droits et le plus impératif des devoirs.»
Dans l’opposition, il est récurrent d’entendre que Faure Gnassingbé n’a jamais gagné une élection. Des fraudes (vote de mineurs, d’étrangers), le découpage électoral et l’utilisation des ressources de l’Etat au bénéfice de la campagne du président sont invoqués pour expliquer la victoire de son parti aux législatives de 2007 et sa réélection en 2010. Mais cette fois, «nous ne sommes plus d’accord pour n’être que des accompagnateurs de la victoire du parti présidentiel aux élections», prévient Isabelle Amangevi.
Une chose est sûre, les arrestations d’opposants intervenues au lendemain des incendies ne vont pas freiner la mobilisation sociale. Relâchée après avoir été enfermée pendant deux mois et demi dans un bureau de la gendarmerie, Suzanne Kafui Nukafu Dogbevi, membre de l’ANC, se dit plus déterminée que
jamais à poursuivre la lutte pour l’alternance politique: «C’est comme s’ils avaient jeté de l’essence sur le feu.» I
 
Ecrit par Emmanuel Haddad
 
source : le courrier
 

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