La coalition de l’opposition (C14) traverse une période très difficile ces dernières semaines. Pour bon nombre d’observateurs de la vie politique togolaise, ce regroupement qui a fait trembler le régime en place entre septembre et octobre 2017, a atteint son apogée, après de « petites erreurs de stratégies ». Des journées de réflexion tenues récemment par ledit regroupement, a enregistré cinq absents dont le Comité d’Action pour le Renouveau (CAR) de Me Yawovi Agboyibo et le Parti National Panafricain (PNP) de Tikpi Atchadam. L’Alliance Nationale pour le Changement (ANC), a pris part à cette rencontre.

Dans une interview exclusive accordée à l’Agence Savoir News, le président de ce parti Jean Pierre Fabre est largement revenu sur cette rencontre. Il a également abordé d’autres sujets.

Bonjour M. Fabre. Comment se porte aujourd’hui l’ANC ?

Jean Pierre Fabre : L’ANC se porte comme tout parti politique, aux lendemains d’élections qu’il a dû prendre la difficile décision de boycotter. L’incapacité de la CEDEAO à faire respecter les prescriptions de sa propre feuille de route, notamment la mise en œuvre des réformes constitutionnelles, institutionnelles et électorales, avant toute élection, ne nous laissait pas d’autres choix. Après ces élections, les propos de l’ancien président de l’Assemblée nationale sur la modification par la CENI des résultats de la CELI de Bassar, en sa possession, montrent que la CENI pouvait modifier et a modifié les résultats. Alors, l’ANC s’est remis au travail au sein de la C14 pour arracher les réformes.

Et vous-mêmes, comment vous vous portez ?

Par la grâce de Dieu, je vais bien. J’ai compris depuis longtemps que l’opposition au Togo et en Afrique, est un pénible sacerdoce. C’est dans cet état d’esprit que je mène mon engagement politique, depuis toujours. Sans me laisser ébranler par les vicissitudes de la vie politique togolaise.

Quel événement vous a le plus marqué en 2018 (positivement ou négativement) ? Et pourquoi ?

Pour moi, deux événements importants ont marqué l’année 2018, l’un découlant de l’autre. Le premier est la réédition par la CEDEAO, à 13 ans d’intervalle, de son soutien au régime dynastique RPT/UNIR. Le second est le désaveu cinglant infligé le 20 décembre 2018 au régime RPT/UNIR, par le Peuple togolais qui a respecté massivement le mot d’ordre de boycott lancé de la C14.

L’actualité politique a été fortement nourrie ces derniers jours par la déclaration d’un ancien député de votre parti, qui a affirmé haut et fort d’un meeting que votre êtes le « candidat naturel » de l’ANC en 2020. Qu’avez-vous ressenti, à travers tous les commentaires ?

Voilà une affirmation des plus banales, et qui devrait demeurer tout à fait banale, face à nos préoccupations de l’heure, à savoir, remobiliser les forces vives pour arracher les réformes. Ce qui est plutôt surprenant, c’est qu’une telle affirmation, qui peut fuser de tout parti normalement constitué, fasse l’objet des commentaires les plus pervers.
Je ne peux manquer de relever que les commentaires nés de cette déclaration procèdent d’un manque flagrant de maturité et de culture politique. Et je pense qu’il n’y a pour un militant d’un parti, aucun mal à souhaiter et même à déclarer haut et fort, que le premier responsable de son parti est le «candidat naturel» de celui-ci pour l’élection présidentiel. Dans l’absolu, tous les premiers responsables de tous les partis, sont les «candidats naturels» de leur parti pour l’élection présidentiel et il n’y a aucun inconvénient à le dire.
Avec toutes les réflexions savantes que l’on entend ou lis ici et là, émanant de conseillers de tout poil, en raison de la situation que nous vivons depuis des décennies, on oublie un peu vite que le choix d’un candidat est d’abord une prérogative d’un parti. Et de lui seul. Avant toute stratégie unitaire.
Il y a nécessité de se ressaisir avant de tenter d’éliminer les «candidats naturel» par-dessus la tête de leur parti. Ne profitons pas de la gravité de la situation pour proférer toutes les inexactitudes.

Avez-vous l’intention d’être candidat en 2020 ? En d’autre terme, le scrutin de 2020 peut dérouler sans la candidature de M. Fabre ?

2020 c’est dans un an. C’est très proche et en même temps trop loin pour se déclarer. Je viens de vous dire que seule nous préoccupe actuellement, la mobilisation des populations pour les réformes. La question de la candidature viendra en son temps et les instances statutairement compétentes de l’ANC lui apporteront la réponse appropriée.

Avez-vous l’intention de rencontrer le président Faure Gnassingbé les jours, semaines ou mois à venir ?

Pourquoi pas ? Je l’ai rencontré à deux reprises en 2014, la 1ère fois avec mes collègues du «Collectif Sauvons le Togo» et la 2ème fois avec mes collègues de CAP 2015, déjà pour lui demander de faire les réformes prescrites par l’APG avant la présidentielle de 2015. N’oubliez pas que je lui ai adressé le 13 janvier 2016, une lettre pour le rencontrer. Le 13 janvier 2017, j’ai réédité la même demande. Il n’a pas cru devoir répondre aux deux lettres. Refuser de rencontrer Faure Gnassingbé, après lui avoir envoyé ces deux lettres et pris part au dernier dialogue, serait incohérent et incompris.

Selon certains observateurs de la scène politique togolaise, une éventuelle candidature de Faure Gnassingbé en 2020, entraînera automatiquement la candidature de M. Fabre. Sont-ils dans une bonne logique ?

D’abord, je ne me détermine pas en fonction des actes de Faure Gnassingbé. Ensuite, je crois réellement que pour le bien du Togo, Faure Gnassingbé devrait, après plus de 50 ans d’exercice du pouvoir par la famille Gnassingbé, se trouver une autre occupation.

La coalition de l’opposition a raté les élections législatives de décembre 2018, laissant le boulevard au parti au pouvoir à l’Assemblée nationale. Avez-vous l’impression d’être piégé?

Nous n’avons pas raté les élections législatives de 2018. L’appel au boycott est un acte bien réfléchi. Comment se présenter aux élections en l’absence des réformes prescrites par la feuille de route de la CEDEAO ? Quel est l’intérêt de l’implication de la CEDEAO dans la crise togolaise si nous devions participer aux élections dans les mêmes conditions que par le passé ?

Quelles leçons tirez-vous de la facilitation de la Cédéao dans la crise togolaise?

La CEDEAO est incapable de régler sérieusement les crises dans lesquelles elle s’immisce pour «aider à instaurer la démocratie et l’Etat de droit». Les institutions régionales ou continentales africaines, ne peuvent jamais remplacer les peuples. Ceux-ci doivent prendre leur responsabilité.
En raison du rôle néfaste qu’elle a joué au Togo en 2005, lors du décès de Gnassingbé Eyadéma, je me suis méfié dès le début de son entrée en scène. Et je n’ai pas manqué d’en faire état lors des meetings de la C14. Il y a quelque chose de mystérieux dans le fait que la CEDEAO se soit montrée incapable de repousser les élections législatives au Togo alors que les réformes prescrites par sa propre feuille de route n’ont pas été opérées. Et qu’elle ait reporté les élections législatives en Guinée Bissau de 4 mois. Prévue pour novembre 2018, les législatives en Guinée Bissau n’ont lieu que ce 10 mars 2019. Il faudra bien que la CEDEAO s’en explique un jour. Des élections ont bien été repoussées dernièrement dans la sous région, au Nigeria.

Aujourd’hui, on vous appelle « ex-chef de file de l’opposition ». Avez-vous du regret ?

Je suppose qu’aucun homme politique sérieux, n’a pour objectif d’être chef de file de l’opposition, en permanence. En tout cas, pas moi. Vous n’ignorez pas que ce titre découle de l’application de la loi portant statut de l’opposition, après des élections législatives frauduleuses avec un découpage électoral inique. Voulez-vous me dire que pour demeurer chef de file de l’opposition, j’aurais dû prendre part à ces élections législatives du 20 décembre 2020, sans les réformes politiques notamment électorales relatives au fichier électoral, à la CENI, au découpage électoral, etc. ? Non, je ne regrette rien. Avec mes collègues, avec tous mes camarades du parti, nous assumons notre décision, en dépit de conséquences difficiles pour tous. Je ne puis m’empêcher de saluer leur courage, leur engagement et leur abnégation.

Vous ne vous sentez pas diminué « politiquement », après les législatives ?

Pas du tout. Pourquoi devrais-je me sentir politiquement diminué ? Vous méconnaissez le sens de notre engagement politique. Pour ceux qui s’en souviennent, en 1994, le parti auquel j’appartenais, n’a pas pris part aux élections législatives, en raison, déjà, du refus du pouvoir RPT de réaliser les réformes nécessaires. Nous n’avions donc, aucun député à l’Assemblée nationale. Nous ne nous sentions pas pour autant «diminués» devant nos autres camarades de l’opposition qui venaient d’être élus députés.
Je savais, en militant pour que l’opposition ne prennent pas part aux législatives du 20 décembre 2020 en l’absence des réformes, que mon parti serait absent de l’Assemblée nationale.
Voyez-vous, en 2007, j’étais président d’un groupe parlementaire de 27 députés et en 2013, président d’un parti avec 18 députés à l’Assemblée nationale. C’est la lutte politique togolaise qui exige de nous, détermination, abnégation, patience et persévérance.

La coalition de l’opposition a tenu récemment, trois jours de réflexion, marqués par l’absence de cinq partis dont le CAR et le PNP. Comment analysez-vous cela ?

Ces partis ont décidé souverainement de ne pas se joindre à nous pour évaluer le chemin parcouru ensemble pendant 18 mois. L’ANC a, quant à lui, considéré que cette évaluation était obligatoire, indispensable pour entamer en toute responsabilité et sous de meilleures auspices, la nouvelle phase de la lutte après les législatives du 20 décembre 2018.
Dans un regroupement de 14 membres, il est tout à fait normal que des divergences surviennent. Le contraire eût été surprenant et même inquiétant. La meilleure manière de surmonter ces difficultés, c’est d’en débattre. Et le lieu adéquat de ce débat, c’est au sein du regroupement. S’abstenir de discuter au sein de la C14 et se répandre sur les médias, pour se justifier, fait désordre, ternit l’image de la C14 et fait en conséquence, le jeu de l’adversaire.
Il est difficile de comprendre la position des absents à ces «journées», leur refus de saisir l’occasion pour exposer leurs griefs éventuels et formuler des propositions pour améliorer le fonctionnement d’un regroupement dont les populations attendent beaucoup.

Avez-vous l’impression que ce regroupement a atteint son apogée, comme le pensent certains ?

Naturellement non. La C14 a été mise en place en vue de mobiliser les populations pour obtenir les réformes. Cet objectif n’est pas atteint. Nous avons le devoir et l’obligation d’améliorer son fonctionnement, en faisant preuve, d’humilité, de rigueur et de discipline, pour l’atteindre.
Les nombreuses manifestations, décidées ensemble, programmées et annoncées mais reportées intempestivement, ne sont pas le signe d’un bon fonctionnement du groupe. Ces reports paralysent l’action de la C14 et démobilisent les populations. Il faut savoir que les lourds sacrifices consentis par certains pour préserver la cohésion du groupe ne traduit nullement un manque d’autorité mais un attachement déterminé à la réalisation de l’objectif commun.
Je voudrais, à ce stade, puisque vous n’abordez pas la question, avoir une pensée solidaire pour le peuple algérien qui en ce moment se mobilise pour un objectif similaire. Le calme et la sérénité qui accompagnent la détermination du peuple algérien forcent l’admiration. Ce pays, comme le Togo, vit sous dictature militaire déguisée depuis le début des années soixante, c’est-à-dire depuis près de soixante ans. Nous aurions pu leur servir de modèle, si des courants contradictoires n’avaient empêché la poursuite de la mobilisation et le maintien d’une pression conséquente sur la dictature, sur la médiation.

Dans une déclaration faite à l’Agence Savoir News, Fulbert Attisso a affirmé : « Le bilan de la coalition n’est pas positif ». A-t-il raison ?

La particularité de la C14, il ne faut pas l’oublier, est que nous venons d’horizons divers. Et que nous n’avons pas le même parcours. Je considère que tant qu’une lutte est en cours, chacun doit éviter de se singulariser par des propos qui témoignent seulement d’un manque d’humilité.

Nous avons également lu plusieurs critiques sur la gestion de la situation par la coalition. Pour certains, l’opposition togolaise a toujours manqué de tact face au pouvoir. Ces commentaires sont vraiment fondés?

Cela fait des années que l’on entend ces critiques. Personne n’empêche, leurs auteurs d’entrer en scène et de prendre les devants de la lutte. Je les attends avec impatience. C’est avec plaisir et respect que je m’effacerai. Si telle est la volonté des militants de mon parti.
Il est quand même scandaleux que des compatriotes prétendent lutter pour le changement en s’érigeant d’une manière pathologique en donneurs de leçons. Ils laissent tranquille l’adversaire commun. Ils font la part belle au pouvoir en place. Par contre ils passent leur temps à déchiqueter en critiques acerbes et infondées, ceux qui risquent chaque jour leur vie pour tenter d’arracher notre pays et le peuple togolais des griffes d’une dictature de plus d’un demi-siècle. Je m’interroge sur leur intention réelle. Je me demande s’ils veulent réellement le changement.

Que vous inspire la présidentielle en RD Congo ?

L’un des aspects de la problématique des élections en Afrique, c’est l’organe d’organisation et de supervision des élections. Visiblement, le remplacement des Ministères de l’Intérieur par les CENI ou CENA, pour organiser les élections, ne donne pas satisfaction. En RDC, les résultats proclamés par la CEI sont différents de ceux détenus par l’Eglise Catholique du Congo (CENCO). Et ils sont bizarres.
De plus, il faut relever le rôle ambigu de la communauté internationale qui s’est senti obligée de prendre acte des résultats de la CEI, après les avoir rejetés. Sans compter le rôle supposé ou présupposé de cette même communauté internationale, en amont du processus, notamment au moment du choix du candidat unique à Genève. En définitive, il revient au peuple congolais de prendre son destin en main.

Pour terminer, un regard sur l’insécurité, notamment le terrorisme dans la sous-région. Vous êtes inquiets? Si oui, que faut-il faire?

C’est un grave sujet de préoccupation. Et la riposte concertée qui est mise en place par les pays de la sous-région, en prévention comme en intervention, avec l’appui de la communauté internationale est d’un intérêt indéniable. Un aspect important est l’adhésion des populations qui ont un rôle crucial à jouer dans le dispositif d’alerte. Mais, voyez-vous, cette adhésion va souvent de paire avec une adhésion globale à la politique gouvernementale, à la qualité de la gouvernance.
Dans un environnement d’injustice, de népotisme et de corruption généralisée, le citoyen, affamé, meurtri et gagné par le désespoir, peut être tenté de regarder ailleurs. Surtout que certains dictateurs profitent de la situation pour restreindre impunément les libertés publiques, au prétexte de lutter contre le phénomène. FIN

Propos recueillis par Junior AUREL
 
source : savoir news
 

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