ENTONNOIR. C’est le nom de l’opération décrétée par les décideurs pour, soi-disant lutter contre la vente du carburant dit frelaté. Des outils nécessaires furent mis à la disposition de la Police et de la Gendarmerie qui patrouillaient, à la recherche des dealers de ce carburant et d’éventuelles cargaisons qu’elles n’hésitaient pas à saisir. Si au début, le commun des citoyens voyait en cette activité un vrai problème, comme se sont employés à le présenter les autorités, et croyait à une initiative désintéressée, les événements de ces derniers temps liés à cette lutte et qui entrainent des pertes en vies humaines, poussent à s’interroger sur sa légitimité même.
 
Au rythme des traques
 
C’est la banlieue Est de Lomé qui était souvent secouée par des scènes d’agents de l’opération Entonnoir pourchassant des vendeurs de « boudè » ou leurs cargaisons. Entre-temps, la ville de Sokodé a été aussi le théâtre de scènes similaires. Mais ces derniers temps ont été rythmés par les traques régulières de présumés trafiquants de « boudè » à Lomé, avec un usage systématique de la force par les agents des forces de l’ordre et de sécurité. Ils n’hésitent plus à dégainer contre de simples vendeurs ou trafiquants (sic), pas de drogue ou d’armes, mais d’un carburant dont raffole tout le monde. Ce qui s’accompagne parfois de pertes en vies humaines.
 
Le dernier incident de la série est sans doute celui de mardi dernier qui a vu des policiers pourchasser, comme du gibier, et tirer au niveau d’Adidogomé sur des commerçants de « boudè » qui fuyaient en direction de la frontière ghanéenne. Pour protester contre ces incidents, les douaniers ghanéens ont tout simplement fermé la frontière. Quelques jours plus tôt, c’est un officier de Police togolais qui traquait un autre commerçant, qui a failli se faire fusiller par les douaniers ghanéens à ce niveau. La détermination des policiers et gendarmes togolais est telle qu’ils prennent le risque de créer un incident fâcheux avec le voisin ghanéen.
 
A Adidogomé, les douaniers togolais n’ont pas hésité à pousser sous un véhicule un vendeur de cette essence dite frelatée. Lui il s’en est sorti juste avec une fracture du tibia et du péroné. Mais ce n’est malheureusement pas le cas de Yao Borma. Et ce serait presqu’un scandale de ne pas évoquer son cas, assez symptomatique de la sauvagerie dont font preuve les éléments traqueurs. Le jeune humoriste a été froidement abattu par les agents des corps habillés qui le pourchassaient, alors qu’il ne représentait aucune menace. Il a été conduit samedi dernier à sa dernière demeure.Il n’est pas le seul à avoir trépassé lors des raids des hommes en uniforme contre le commerce du carburant frelaté. Un cas a été signalé à Vogan aussi et bien d’autres ailleurs.
 
De la légitimité de la lutte contre le « boudè »
 
Dangerosité, qualité défectueuse, trafic illicite. Voilà autant d’arguments qui furent avancés pour justifier l’opération Entonnoir et ses dérivés et la faire accepter par l’opinion.
 
Les vendeurs du « boudè » sont présentés comme des pyromanes en puissance à cause du stockage artisanal du carburant dans les chambres. Les quelques incendies survenus dans certains quartiers ont servi d’arguments massue. Cependant ce n’est pas un incendie qui a tué le jeune humoriste Yao Borma, mais la gâchette facile des corps habillés.
 
Le mobile de la défectuosité de l’essence présentée comme frelatée, dangereuse pour les moteurs, se révèle aujourd’hui un simple alibi. En tout cas, cet argument ne tient plus la route, car ce ne sont plus les « Zed » seuls qui en raffolent. Même les « grands quelqu’un » s’y mettent. Il est de plus en plus signalé, surtout les week-ends, des allers retours du côté de la frontière Est, de véhicules personnels bourrés de bidons d’essence issue de la contrebande. Aujourd’hui les sources d’approvisionnement se diversifient, et les vendeurs s’en procurent aussi au Ghana voisin, parce que les prix y sont moins chers. Et ici, c’est dans les stations d’essence officielles que ces commerçants s’approvisionnent. Mais c’est ce carburant qui est présenté au Togo comme frelaté. Et pourtant, même les décideurs s’y mettent. Nous le rapportions dans la parution de lundi dernier, le motard d’Arthème Ahoomey-Zunu qui l’avait conduit le 22 septembre aux obsèques de sa sœur à Kpele-Tsavie, s’en est procuré dans un village environnant. Qui trompe qui alors, devrait-on dire. D’ailleurs beaucoup de consommateurs remettent en cause la qualité du carburant servi dans les stations d’essence au Togo, et certains croient savoir que c’est du frelaté qui y est aussi vendu.
 
C’est du trafic illicite, qui entraine une évasion de recettes pour l’Etat. Cet autre argument, cette fois-ci économique brandi à l’époque, avait eu l’effet de séduire, et beaucoup de Togolais pensaient que l’initiative de la lutte contre la vente de ce carburant visait sincèrement à renflouer les caisses de l’Etat. Même si éventuellement les caisses ont été renflouées, cela devrait se ressentir dans le panier de la ménagère. Mais ce n’est pas le cas. Et pourtant les prix à la pompe fixés par les décideurs à l’époque de la hausse du baril sur le marché international, sont maintenus jusqu’à ce jour, malgré la chute du baril depuis quelque temps. Ce sont plutôt les pontes du pouvoir qui s’en sont tirés à bon compte.
 
Tous ces arguments mis dans la balance pour justifier l’opération Entonnoir paraissent tous comme destinés à protéger le citoyen. D’abord lui assurer sa sécurité en évitant des incendies, ensuite garantir la sûreté des moteurs de leurs engins, puis renflouer les caisses de l’Etat afin d’offrir à la population le maximum de services. Mais ce sont les pauvres populations qui pâtissent de cette opération. Tout semble dirigé contre elles. Et l’usage excessif de la force constaté pousse à voir les réelles motivations ailleurs.
 
Aujourd’hui on n’hésite pas à dégainer contre de simples commerçants de carburant, fût-il frelaté. « Même les braconniers, je ne pense pas que les agents des forêts et chasses tirent sur eux de façon aussi banale. Le plus souvent les agents font des tirs de sommation pour les effrayer et les faire partir. Et ils ne dégainent que pour répondre aux tirs des braconniers », peste un ancien instituteur à la retraite, remonté par le sort de Yao Borma. « A supposer même que le jeune humoriste portait une arme, devrait-on le tuer pour la lui retirer ?…Nulle part il n’a été dit que le jeune homme s’en est servi et a tiré sur les agents des forces de sécurité pour justifier leur riposte…Ce que je sais aussi, c’est souvent sur les trafiquants de produits illicites comme la drogue ou les armes qu’on tire sans sommation », ajoute-t-il. Dans le cas d’espèce, il ne s’agit pas des armes, ni de la drogue. Mais juste de carburant, un produit conventionnel, fût-il frelaté. Comment peut-on tirer alors sur des gens qui transportent juste de l’essence ? Même s’il s’agit d’un trafic illicite, le bon sens ne voudrait-il pas que les agents usent de techniques pour arrêter les propriétaires et saisir simplement les cargaisons ?
 
Les vraies motivations sont ailleurs
 
L’usage de la force qui devient systématique doit en valoir la chandelle et être proportionnel au véritable enjeu qui se joue derrière cette lutte effrénée contre le commerce de ce carburant, plutôt la chasse à ses vendeurs : la survie des intérêts économiques de la mafia autour de Faure Gnassingbé. L’opération est en réalité destinée à sauver les affaires des dignitaires du régime, car les nombreuses stations d’essence disséminées sur toute l’étendue du territoire sont leurs propriétés. Les plaintes de pseudos propriétaires de stations d’essence relayées pour justifier l’opération Entonnoir ne sont que les leurs propres. Selon les sources bien informées, cette violence qui s’invite dans la traque est liée à la chute considérable constatée depuis quelque temps des chiffres d’affaires de ces propriétaires de stations d’essence, de plus en plus désertées par les consommateurs au profit du « boudè ». Ceci expliquerait donc cela.
 
Au demeurant, c’est bien triste que l’on s’en prenne à des jeunes gens à qui on n’a pas fourni des emplois et qui se débrouillent pour joindre les deux bouts, par la vente du carburant dit frelaté. Sous d’autres cieux, comme au Bénin, cette activité est presqu’institutionnalisée. C’est au bord de la route que les consommateurs s’approvisionnent. Les stations se comptent au bout des doigts, et les rares que l’on rencontre sont désertées. Ici il n’a même pas effleuré l’esprit des autorités d’interdire ce commerce et traquer ses auteurs. Simplement parce qu’elles savent combien de bouches cette activité nourrit. Et c’est plus important que le pseudo danger qui entoure l’activité, la moindre qualité du carburant ou son caractère illicite mis en avant chez nous pour justifier la traque des vendeurs. De la responsabilité, cela s’appelle.
 
Tino Kossi
 
liberte-togo
 

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